Ouverture du colloque du RIA à Lausanne sous forme d’énigme
L’animation relève-t-elle d’un territoire ? Certes. Mais ne possède-t-elle pas aussi un statut d’extra-territorialité ?
Bonjour à toutes et tous,
Et merci à ceux qui ont permis que je sois une nouvelle fois devant vous, soumis à vos regards peut-êtreagacés par le fait que, tous les deux ans depuis 2003, je m’obstine à vous rappeler le temps qui passe. Il suffit de me voir pour le comprendre.
Peut-être aussi qu’en cette salle les cinéphiles les plus anciens se souviennent-ils du Fantôme de l’opéra de Terence Fisher en 1962 ou deux ans après, en 1974, de Phantom of the Paradise de Brian de Palmatoutes ces productions entre film d’horreur, thriller et tragique vengeance. Peut-être suis-je, malgré moi, victime d’une manipulation qui me fait réapparaître, tel un mystérieux ectoplasme, tous les deux ans devant vous tous réunis, vous les zombies du Réseau International de l’Animation !
Introduction
Dans ce discours d’ouverture (intitulé Keynotes sur le programme que je préfère traduire par l’expression basque Inaugurazio hitzaldiapuisque cette langue, l’Euskara, est celle de mon territoire d’accueil), le titre du présent colloque de Lausanne, Défis et enjeux des territoires pour l’animation socioculturelle,nous rappelle notre histoire. En effet, l’accouplement de la notion d’animation avec celle de territoire n’est pas nouvelle : déjà, lors du premier colloque à Bordeaux en 2003, nous évoquions dans un des quatre ateliers le thème suivant : « Animation, développement, territoires et gouvernance locale » ; à Sao Paulo en 2005 celui de « Citoyenneté et de démocratie » au niveau local ; à Lucerne en 2007les « Enjeux locaux et globaux » de l’animation ; à Montréal en 2009 les « Enjeux citoyens » en particulier dans « les grandes villes contemporaines » ; à Saragosse en 2011 « Une organisation politique au niveau local et global qui soit plus coopérative et participative » ; à Paris en 2013 tous ces espaces que sont « L’école, l’habitat, l’entreprise, des équipements et des activités culturelles et sociales, la rue, des lieux, des territoires » ; en 2015 à Bogotales interactions entre animation et « Espaces publics et espaces privés » ; en 2017 à Alger la nouvelle donne que constitue « L’introduction du numérique et des espaces virtuels » dans les pratiques locales d’animation.
Cette continuité se justifie puisque les défis auxquels sont confrontés les animateurs/trices comme acteurs des territoires locaux ou institutionnels se perpétuent et se prolongent tout en se transformant. On peut considérer qu’une définition commune et partagée du territoire l’assimile au local, à la proximité, soit dans la ville par quartier interposé, soit dans le rural. Mais il faut relativiser : le géographe Daniel Béhar a valorisé le fait que « le choix des gilets jaunes de s’installer sur les ronds-points vient radicalement mettre à mal cette construction géopolitique de la France des territoires » avec une recomposition des catégories territoriales, mettant en cause la notion de « France périphérique », chère à cet autre géographe qu’est Christophe Guilluy.
Ce débat est à prendre en compte, y compris dans ce colloque, car il a des conséquences pour l’action, mais je me propose de tenter de trouver d’autres pistes assurément plus aventureuses, probablement plus incertaines et peut-être plus expérimentales dans l’inventivité qu’elles impliquent. Est donc sortie de mon cerveau parfois provocateur l’idée déraisonnable d’une « extraterritorialité » de l’animation à explorer. Concernant d’abord la notion de territoire, vous me permettrez de simplifier en disant que ce terme désigne un espacegéographiqueapproprié par une société,par un groupe ou par des individus (regroupés dans une entité politique). Selon Georgia Kourtessi-Philippakis , professeur à l’université d’Athènes et professeur associé à la Sorbonne, spécialiste de protohistoire égéenne, d’un point de vue étymologique, « le terme territoire viendrait du latin territorium. Mais d’après le Digeste, recueil de jurisprudence civile, élaboré en 533 après J.-C. par l’empereur Justinien, qui constitue l’un des fondements du droit moderne, le terme a un lien direct avec le jus terrendi, le droit de terrifier. Bien qu’il soit, en fait, beaucoup plus raisonnable de rattacher le terme territorium à celui de la terre (terra, -ae), il est aussi très probable que certains Latins pratiquaient un jeu de mots associant le contrôle d’une terre au pouvoir de la protéger par la menace (terrere) ». Je puis donc me permettre d’ajouter qu’il est possible deconsidérer, par extension, que la période de la Terreur dans la Révolution française fut celle où le territoire de la République fut défendu en utilisant la violence d’État contre les « ennemis de l’intérieur » désignant ainsi notamment l’insurrection vendéenne et l’opposition girondine de type fédéraliste. Quant au mot Extra, et ce n’est pas rien, nous le comprendrons plus tard, il signifie selon Le Robert, dictionnaire historique de la langue française (édition de 1998), dès 1842,« ce que l’on fait d’extraordinaire, d’exceptionnel ».
Mais d’où vient l’expression d’extra-territorialité ? J’aidonc consulté,pour résoudre cette énigme, encyclopédies et dictionnaires historiques et étymologiques, au total une dizaine. Le Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle en 15 volumes et deux suppléments par Pierre Larousse n’y fait pas mention. C’est dans la période contemporaine qu’elle apparaît avec, en 1965,LePetit Larousse : « Fiction qui considère le terrain d’une ambassade en pays étranger comme détaché de ce pays ». La définition est identique en 1968. Mais elle contestée en 1976 dans Le Petit Larousse illustré : « Fiction juridique aujourd’hui abandonnée, selon laquelle le terrain d’une ambassade en pays étranger était considéré comme détaché de ce pays. Cette fiction n’est plus applicable qu’aux navires de guerre séjournant dans un port ». Mais Le dictionnaire Hachette encyclopédique illustré de 2002 indique toujours que l’extraterritorialité est « une fiction selon laquelle les ambassades en pays étrangers sont considérées comme faisant partie du territoire du pays qu’elles représentent », le qualificatif extraterritorial désignant ce qui est « hors du territoire ». Quant au Dictionnaire de l’Académie française, désormais accessible à tous sur Internet, il propose encore : « Fiction juridique en vertu de laquelle un État soustrait de sa compétence des portions de son territoire au bénéfice d’États étrangers ou d’institutions internationales ». Quelques années avant, en 1994, Le Petit Larousse illustréavait proposé un nouvel usage du mot : « Se dit du secteur bancaire établi à l’étranger et non soumis à la législation nationale ». Le synonyme anglais serait alors offshore. Enfin Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, explique que, dès 1859, extraterritorialité désigne « l’immunité exemptant certaines personnes de la juridiction de l’État dans lequel elles se trouvent ».
Que retenir de ce panel, que choisir dans cet aperçu ? Qu’on y trouve tout et même son contraire, car les acceptions des définitions s’usent avec le temps. Il m’a fallu reprendre mon enquête en tentant dedéfricher une autre piste de recherche,aller voir ailleurs, dans d’autres champs pour essayer de comprendre ce que serait une signification possible de l’extraterritorialité des animateurs/trices.
1) Un saut de côté
J’ai donc découvert que dans d’autres champs de l’activité humaine, cette notion a été récemment utilisée en France: dans un débat à la télévision au mois d’août à propos des corridas, suite à la présence du Ministre de l’agriculture (chargé aussi de la protection animale) lors d’une corrida à Bayonne, un juriste s’est étonné de « l’extra-territorialité » de 10 départements français : en effet, alors qu’il est chargé de faire respecter une loi commune dans la « France une et indivisible », le Conseil constitutionnel a autorisé les corridas, au nom d’une culture ancestrale« locale ». Cette reconnaissance de l’extraterritorialité ne va cependant pas, vous vous en doutez, jusqu’à soutenir la reconnaissance du bilinguisme en Pays Basque, en Bretagne, en Corse ou en Alsace !
Ailleurs au début des années 2000 existait à la Villette à Paris un festival appelé Émergences organisé par Dédale, agence spécialisée dans l’innovation urbaine et sociale qui « agit en faveur des nouvelles manières de produire et de vivre la ville » dans des domaines en mutation tels que l’urbanisme, la culture, le tourisme, le numérique, le développement durable, le tout fortement ancré dans les principes de l’économie circulaire et de la participation citoyenne. En 2006, pour sa 4ème édition, est construite une « station Extra-Territoriale » au sein d’un quartier, « une station temporaire, qui ne figure dans aucune planification, en dehors de la ville pensée, dessinée, prévue. Elle permet d’explorer une situation-fiction » créée par cinq architectes en lien avec des graphistes, des vidéastes, des musiciens, des protagonistes de différents arts vivants.
La notion est aussi utilisée en psychanalyse pour désigner par exemple le fait qu’un enfant ait mis en latence sa sexualité et qu’il « éprouve, selon le psychanalyste Philippe Gutton, cette nouveauté impossible à prévoir, selon une véritable extraterritorialité ». De même une femme ayant subi un viol peut voir, dans le traumatisme qui en résulte, une partie ou la totalité de son corps comme devenant, par refoulement, une sorte de point aveugle, ce qu’un autre psychanalyste, Philippe Bessoles, appelle « l’extraterritorialité traumatique ». On peut ici en déduire une notion de mise à distance qui devrait être travaillée par d’autres professionnels.
Si l’on fait une synthèse de la notion d’extraterritorialité, on peut en retenir les paramètres suivants : les notions de fiction, d’exception, d’innovation, d’éloignement. Cet ensemble de mots, que m’évoque-t-il ? Ce qui est fictif, qui n’est pas réel, qui est l’œuvre de l’imagination : Pierre Larousse dans son dictionnaire déjà cité rappelle même que « Le monde réel a des bornes ; mais le monde imaginaire est infini » et il évoque la théorie physique d’Aristote sur les espaces imaginaires, le philosophe les situant « au-delà des fixes » et n’admettant « ni le lieu, ni le vide ».
Comme le préconisait le physicien Jean Perrin, prix Nobel en 1926, affirmant « la science doit remplacer du visible compliqué par de l’invisible simple », tentons de résumer simplement dans une question synthétique les énoncés précédents : l’animation ne serait-elle pas la révélation de « territoires imaginaires » surgis d’un monde perçu comme fossilisé par la prégnance du marché et de son idéologie sur tous les aspects de nos vies au travail, dans les loisirs, dans la culture même ?
Des groupes et communautés humaines ne retrouvent-elles pas dans les actions d’animation « l’institution imaginaire de la société » telle que la pensait Cornelius Castoriadis dans toute son œuvre philosophico-politiquefaisant ainsi appel à de nouvelles significations du vivre ensemble, « l’imaginaire social instituant » . Voilà qui est le réel signe d’une société autonome que celle qui permet la remise en cause des croyances, des traditions, des institutions. Il ne faut pas oublier que le changement social émerge à travers l’imaginaire social et que l’aliénation la plus forte est, selon Castoriadis, celle de l’hétéronomie de son institution, quand nous ne pouvons plus à partir de notre projet d’autonomie individuel et collectif être à l’origine des lois et des normes qui régissent notre propre société.Les significations héritées (religions et grandes idéologies) peuvent alors perdre de leur influence et de leur crédibilité, désormais devenues incapables de régir les affaires humaines : certains aspects du mouvement des gilets jaunes en furent une manifestation récente. Mais je préfère ici rappeler le mouvement récent, plus organisé et massif, de la lutte anti-oligarchique en Algérie, le hirak. Cette aspiration à l’émancipation reste toujours actuelle à ce jour, mais sous des formes pratiques et organisationnelles toujours renouvelées dans un espace collectif constitué de comportements, de conditions de démarrage d’un mouvement, de modalités de prise de décision, de mots et de concepts requis, de phénomènes de leadership, etc. dans une « inconcevable unité polyphonique » , ajoute le philosophe, logique qui fait resplendir la capacité à interroger et à faire éclater la fermeture des imaginaires et de la volonté d’agir.
L’animation peut aussi s’appuyer sur d’autres disciplines dans ses projections concrètes sur le terrain : Emmanuel Lézy, maître de conférences en géographie à l’Université de Paris-X, propose,en bon dialecticien, le binôme « Territoires de l’imaginaire, imaginaires des territoires », notamment à propos du « rôle de l’imaginaire, entre observation et interprétation ». Il a particulièrement travaillé la Guyane comme territoire offrant un exemple concret « des principes de l’arrimage de l’imaginaire et de la géographie », par le biais de la toponymie chez les Amérindiens de l’Amazonie ou sur la légende de l’El Dorado qui se maintient dans la région « malgré toutes les tentatives d’éradication scientifique ».
J’ajoute que, pas très loin d’ici, à moins de 300 kms, à Saint-Dié dans les Vosges, il existe un festival international de géographie qui fonctionne avec grand succès depuis 1990. La version de 2015 s’intitulait Les Territoires de l’Imaginaire. Utopie, représentation, prospective. Ils ont travaillé lors d’une table ronde sur le fait d’« imaginer par la carte », jouant ainsi sur les « rêveries, fictions, allégories » aboutissant même à des « géographies fantasmées ».Autre thème, autre réflexion sur « Les imaginaires du monde au risque des frontières », déclinant ainsi les migrations, les diasporas, le franchissement des frontières, avec les espérances qu’elles supposent et les risques mortels qu’elles impliquent en même temps. Fut aussi mis en valeur, par l’intermédiaire de la question « comment imaginons-nous des territoires ? » la réponse ainsi déclinée : « L’imaginaire géographique nourrit les conceptions du monde que portent des acteurs… différents… Pour tout un chacun, imaginer les territoires, c’est rêver de partir en vacances… L’imaginaire appelle le paradis perdu… Le territoire imaginé et réalisé, imaginaire et virtuel, donne chair à nos rêves de tourisme, de loisirs, de plaisirs ».
Y fut aussi présent Thierry Paquot, philosophe et urbaniste, venu au colloque annuel de l’ISIAT à Bordeaux en 2013 : au cours du festival de Saint-Dié en 2015, il fit une conférence intitulée « À l’école des utopies », rappelant notamment que « l’utopie, pour celle et celui qui s’y risque, s’apparente à une école d’un type inédit, sans programme, ni sanction » et vantant les mérites de « l’école récréative ». Il y parle même de « l’utopie comme espérance ». Le même appartient au Réseau des territorialistes dont on peut retrouver le site sur Internet qui publie leur Manifeste (signé par des chercheurs et enseignants-chercheurs en sciences sociales) et donne, dans un lexique y afférant, leur définition d’Imaginaire : « Dans une conception politique de l’imaginaire (Castoriadis, 1975), la société s’auto-institue par l’imaginaire : celui-ci fait exister d’une certaine façon la société, il l’organise, la structure et lui permet de prendre sens pour elle-même. L’imaginaire institué, duquel nous héritons, oriente la façon dont nous « entrons » dans le monde, la place que nous y avons, la lecture que l’on en fait et la manière dont nous y agissons. Pour s’instituer – c’est-à-dire pour être signifiant et donc opérant pour une société – cet imaginaire a dû être, à un moment historique, instituant. L’imaginaire instituant est donc un imaginaire radicalement créateur qui prend valeur de signification pour une société à un moment particulier. Ainsi, toute transformation de la société par elle-même repose sur un imaginaire qui, à un moment de l’histoire, s’affranchit de ce qui est institué pour se faire instituant. L’imaginaire est à la fois individuel et collectif : il est collectif en ce qu’il rend possible notre organisation collective, il doit être commun à un groupe d’individus pour permettre l’institution d’une société ; il est individuel car il est renouvelé pour chaque individu par l’articulation entre l’imaginaire institué et ses expériences singulières et situées ».
Je ne peux m’empêcher enfin de vous parler ici de Jules Verne : certains d’entre vous ont lu un ou plusieurs de ses ouvrages tous inclus dans cette série intitulée Voyages extraordinaires. Le chercheur Lionel Dupuy, géographe, a notamment écrit Jules Verne, la géographie et l’imaginaire. Aux sources d’un Voyage extraordinaire: Le Superbe Orénoque (1898). Il précise dans la quatrième de couverture que Jules Verne a « toujours eu soin d’articuler ses récits autour du passage entre une géographie scientifique du réel, et une géographie plus imaginaire… grâce à un récit de type merveilleux par l’intermédiaire duquel le romancier peut évoquer un autre monde, d’autres rapports entre l’homme et la terre… Il apparaît ainsi de plus en plus nécessaire à la géographie de revenir vers la littérature et l’imaginaire, des territoires capables de produire une autre géographie ». Certains parmi vous connaissent mon attachement à l’approche philosophico-politique de la question de l’utopie : mais peu, sûrement, savent que ma première thèse, en littérature contemporaine portait sur Utopie et écriture chez Jules Verne . J’y écrivais alors : « On peut dire qu’à travers le projet utopique nous avons une représentation de l’avenir. Or, sans être encore du réel, l’avenir est déjà du possible » et ce n’est pas forcément une perte de contact avec le réel : « … Il s’en faut que l’utopie soit toujours, comme on l’a accusée, le refuge de ceux qui sont sans courage et sans volonté… Elle contribue, au contraire à augmenter le dynamisme humain en projetant dans l’avenir et en donnant pour réalisables les aspirations vers un monde meilleur ». C’est une expérience mentale qui met sur le chemin de l’invention.
2. Retour à l’animation.
Où en sont les animatrices et les animateurs dans ce mouvement et balancement permanent entre l’institué et l’instituant ? D’abord rappelons qu’ils ne sont pas seuls à vivre cette dialectique, cette tension entre reproduction et innovation. Ils sont accompagnés par les autres travailleurs sociaux, les politiques, les scientifiques, les chercheurs en sciences sociales et tant d’autres producteurs en tous genres, tiraillés entre les rôles d’acteur potentiel et celui d’agent asservi dans les rapports sociaux qu’ils vivent et parfois subissent.
Certes ces rapports ne sont pas dénués de dominations multiples, et d’abord celle de la tyrannie du marché, mais je continue à observer depuis des années comme vous tous, des expériences, des expérimentations, des essais, où la fonction de l’imaginaire joue fortement dans la construction des savoirs de l’animation (et pas seulement dans le champ de l’animation). L’innovation dont elle est la marque désigne ici l’introduction de quelque chose de nouveau dans un système établi. Il apparaît une modification, voire une transformation qui résulte d’une invention originale ou extraordinaire, d’une création inédite, singulière, voire hardie. Nous allons en donner quelques exemples anciens et récents.
– à la fin des années 90.
Un animateur chevronné, responsable d’une action d’insertion pour des publics dits en difficulté, empêchés, fragiles ou invisibles (les appellations évoluant selon les époques), décroche un marché auprès d’une municipalité dans une vallée pyrénéenne. Il s’agit de nettoyer une rivière et ses berges (ramassage des déchets, tri et calibrage des bois, etc.), au début d’une période estivale.
Le maire propose d’héberger dans le camping municipal l’équipe chargée de ce travail.
Lors de l’arrivée du groupe au jour dit, l’animateur, dès les sacs posés sur les emplacements des tentes, se voit interpellé par le gérant du camping municipal qui n’apprécie pas que ce groupe soit compose de « gris et de noirs » (à l’image du quartier populaire dont il est issu, où l’implantation de l’immigration maghrébine et africaine est importante). L’animateur refuse les propos à forte connotation raciste, se propose de les faire connaître au maire, rappelle que toutes les personnes présentes sont de nationalité française, qu’aucun client dans le camping ne semble manifester une quelconque hostilité et que, pour finir, ils sont eux aussi des clients payant leur place.
Les tentes sont rapidement montées malgré l’agressivité impuissante du gérant et l’on passe immédiatement au travail : on sort les tronçonneuses, les treuils, les combinaisons pour se protéger de l’eau fraîche de la rivière venant de la montagne.
Ce rythme dure toute la journée : la tâche est physiquement rude et chacun des locataires du camping peut ainsi observer et se rendre compte de la motivation et de l’engagement de tous. On discute, on s’interroge, on échange, on porte à boire et à manger aux travailleurs, on approuve ce type d’initiative contre le chômage, on se félicite de cette jeunesse qui n’est pas tant oisive que l’on veut parfois le dire, etc. Il y a même un commissaire des renseignements généraux à la retraite qui, ayant sa maison mitoyenne du camping, vient encourager le groupe en apportant sa part du boire et du manger.
Le soir, la curiosité de chacun est satisfaite, le travail bien avancé, les liens tissés, la confiance établie. Le responsable du camping revient alors à la charge et essaie à nouveau de faire écarter les jeunes qu’il refuse dans son camping. En retour, l’animateur lui explique le déroulement de la journée et termine par une menace : celle de réaliser en quelque sorte une assemblée générale des touristes installés pour les informer de l’attitude du gérant. L’enjeu est trop risqué, le responsable municipal sent qu’il perd la maîtrise de la situation et cède silencieusement.
La situation se déroule pendant 15 jours dans les mêmes conditions de rapports sociaux favorables et, avant le départ du groupe, l’animateur propose un pot d’adieu rassemblant touristes, autorités municipales, jeunes, propriétaires des terrains bordant la rivière… et le gérant. C’est la fin d’un chantier et d’histoires de vie passionnantes.
– Au début des années 2000.
Une animatrice, fraîchement sortie de son école dans un pays du sud de l’Europe en 2010, dans un territoire proche d’une zone plutôt résidentielle, mais accolée à un campus universitaire en voie de développement, s’intègre dans un espace d’animation associatif sur la base d’un projet culturel axé autour des musiques amplifiées du blues au rap.
Au bout de deux ans elle propose de monter un festival annuel avec des groupes locaux dans un premier temps et, devant le succès prometteur de la première année, elle réussit à convaincre le conseil d’administration de monter un café culturel (sans alcool), résultat d’une demande faite suite à une enquête auprès des habitants et des résidents étudiants du campus.
Le café devient vite bibliothèque, cumulée avec l’idée de monter un atelier d’écriture qui s’élargit avec deux ateliers de lecture, un pour adultes et un pour enfants. Les femmes majoritaires imaginent d’y associer enfin un atelier pâtisserie et pour ce faire une nouvelle animatrice détentrice par ailleurs d’une qualification dans la pâtisserie est embauchée.
Après quatre ans, l’association a multiplié son budget par quatre (avec le soutien de la municipalité, des autorités universitaires et de la région, sans oublier les ressources propres qui représentent 45% du total). Par ailleurs elle est passée de trois à six professionnels (une directrice, 3 animateurs/trices (dont une musicienne qui va ouvrir un atelier musique avec un musicien professionnel comme vacataire), un spécialiste de l’événementiel et de la communication, une secrétaire-comptable.
– Au début des années 2010.
Un animateur, dans un centre social d’un département du centre de la France, prend conscience des difficultés alimentaires et nutritionnelles d’une partie de la population du quartier qui est le sien, quartier aux marges de la cité. En accord avec sa structure, il décide de passer dans un premier temps un CAP métiers de l’agriculture. Il apprend à travailler les sols à savoir : préparer les parcelles, procéder aux plantations des semis, surveiller la croissance et la protection des végétaux. Il fera plus tard hors formation un stage en arboriculture pour apprendre la taille, le palissage. Il ira ensuite,toujours sur ses congés, s’initier aux travaux en vert, en particulier dans la viticulture.
Armé de convictions de vie solidaire et de protection de l’environnement, il propose à des volontaires jeunes et moins jeunes une commission « jardin collectif » dans une sorte de retour aux sources de l’apprentissage éducatif par l’expérience du jardin proposé par Rousseau dans L’Émile. Une négociation intervient pour la location pour un euro symbolique d’un terrain en jachère appartenant à la municipalité, terrain non constructible. Aujourd’hui plus de 50 familles participent à la vie de ce jardin, les candidats adultes ayant été intégrés peu à peu dans cette initiative et ce à la demande des jeunes pour bénéficier aussi de l’expérience d’anciens ruraux résidant dans le secteur.
Tout ceci a demandé un travail patient de 5 ans et une nouvelle étape est en cours avec l’installation d’un atelier cuisine pour familles pratiquantes ou non du jardin communautaire. Un projet de jardin arboricole est en cours d’élaboration collective dans une négociation à multiples acteurs.
Créativité, inventivité, appel à l’imaginaire, innovation sociale, distance dans le temps et l’espace, curiosité féconde, zones de réflexion en vue de décisions démocratiques qui ne sont pas sans rappeler la vision autogestionnaire d’Henri Lefebvre recherchant à réduire l’écart entre « espace perçu » et « espace conçu », rassemblant ainsi la vie et la gestion du bien commun. Mais il est vrai qu’Henri Lefebvre affirmait de façon cohérente la condition nécessaire de la disparition du capitalisme pour que la collectivité puisse maîtriser son Droit à la ville .
On retrouve donc dans ces expériences d’animation les ingrédients de l’extraterritorialité définie plus haut. Bien évidemment je vous ai évité, faute de temps, les conflits toujours, les abandons parfois face aux intempéries ou aux insectes parfois ravageurs dans le combat sans produits toxiques pour la terre et les humains, les usures de la répétition (certes contrebalancées par l’éducation des nouveaux arrivants).
Nous savons tous que l’action de l’animatrice/teur qui se déroule au sein d’une collectivité, selon qu’elle présuppose ou non l’éventualité de changements possibles pour et par cette collectivité, sur le plan des relations, des attitudes, mais aussi sur certains aspects structuraux de l’organisation dans laquelle elle s’inscrit, selon les contraintes qui lui seront imposés par son environnement immédiat et hiérarchique, selon les prises de conscience de chacun des acteurs et la complexité de leur jeu à tous, cette action lofant (ou manœuvrant pour les non-familiers de l’art de la voile) entre contrôle social et intégration aux normes et rôles dominants tout envalorisant la capacité d’innovation et de créativité relève de ce que j’ai appelé l’intelligence stratégique de l’animatrice/teur. Adjuvant du pouvoir politique (municipal par exemple) ou économique (le monde des loisirs par exemple), l’animation reste le produit d’un consensus idéologique commun : celui de la recherche de l’harmonie sociale par la réduction des marginalités éducatives et culturelles. Mais aussi, proche des associations volontaires spontanées ou structurées, elle favorise la promotion collective par la facilitation de thèmes culturels émergents (l’habitat, l’écologie, le cadre de vie, la sexualité, le temps libre, etc.). Ce faisant elle reste ancrée dans l’idée de la citoyenneté nécessaire pour que l’humain devienne humain.
Conclusion
Je reste persuadé que ce lien entre réel et imaginaire ou plutôt que cette tension, entre le réel des territoires dont vos communications seront porteuses et l’imaginaire de l’extraterritorialité qui constituera désormais votre fil rouge après cette introduction, ne vous quittera plus, de la même façon que l’ordre ne peut se penser sans le désordre, ni le changement sans la stabilité.
Comme l’expliquait le sociologue systémique Claude Julier , variance et invariance sont unis dans le conflit, dans une réalité fuyante. Par ailleurs les sociologues Michel Authier et Rémi Hess ont expliqué que l’instituable peut devenir instituant, que nous instituons le monde en permanence et que « l’instituant est toujours de l’institué recyclé » . L’institutionnalisation du social est inévitable et constante, « compromis nécessaire sans lequel il ne saurait y avoir de société ».
Et l’institué peut résister parfois avec force à l’introduction d’un quelconque changement et ce, quelquefois, avec la complicité innocente ou cynique de larges couches d’habitants et d’habitantes de cette planète. Le 3 mars de cette année je me promenais par un beau soleil de début de printemps le long de la plage dite La Savane dans le village d’où est originaire une partie de ma famille. J’ai l’habitude depuis plusieurs années de faire des photos sur les avancées de l’érosion marine, toujours au même endroit de la dune. Et ce jour-là un couple était accroupi en train de ramasser des morceaux de plastique, bâtonnets de sucette, bouchons de bouteilles, pailles de boisson, cotons tiges, déchets divers. Seuls, désespérément seuls : quelques échanges avec eux m’ont permis de comprendre qu’un rendez-vous collectif avait été pris sur un réseau social et qu’ils se retrouvaient isolés, vantant en quelque sorte l’intérêt de leur démarche Au même moment 38 personnes (je les ai comptées) étaient attablées consommant au bar le plus proche dominant la mer à 200 mètres à vol d’oiseau du couple évoqué plus haut.
Cette action n’est pas sans rappeler l’image du colibri dont nous a parlé Michel Tozzi au colloque de Bogota, sur le thème de :à chacun de « faire sa part ». Mais je ne peux m’empêcher de rappeler la vraie histoire du colibri, telle qu’une légende amérindienne nous la transmet. Elle est autrement plus féroce que la bluette transmise en France par la figure de l’agroécologie en France, Pierre Rabhi.
La vraie histoire du Colibri
(légende Quechua)
Un jour, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu.
Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !
Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part ».« Le tatou poursuivit : Colibri ! Sais-tu que plusieurs centaines d’hommes armés de lance-flammes sont en train d’allumer des feux partout à travers ce qu’il reste de forêt ? Ils ont aussi empoisonné l’eau que tu tiens dans ton bec. »
Mais le colibri, qui volait vers les flammes, était déjà loin et n’entendait plus.
Soudain, un sanglier entreprit de charger les hommes. De ses défenses, il perçait les réservoirs d’essence et les jambes des pyromanes. • Le tatou découvrant la scène, effrayé, interpella le sanglier : « Tu es fou ! Tu discrédites les efforts du colibri. A mettre les humains en colère, tu risques ta vie, et celle de tous les animaux de la forêt ! »
Ce à quoi le sanglier répondit : « Réveille-toi tatou, je fais ce qui est nécessaire ».
En résumé, il faut absolument encourager et soutenir de type d’expériences qui peuvent redonner confiance en soi et espoir dans la partie de l’humanité consciente des enjeux essentiels que sont les combats contre les producteurs du dérèglement climatique, de l’empoisonnement de l’environnement et de la réduction de la biodiversité, des migrations forcées et de la fermeture des pays riches, de la montée de l’autoritarisme, du fondamentalisme religieux et des idées racistes, de l’augmentation de la violence de genre, de la dépossession des citoyen-ne-s, des peuples et des territoires par la toute-puissance des transnationales.
Je ne peux m’empêcher, à ce stade final de ma conclusion, de revenir à une utopie réaliste, sans naïveté, ni illusion. Montesquieu a écrit dans L’Esprit des Lois : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser… Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Et ici les pouvoirs en jeu dépassent largement les capacités du seul champ de l’animation. Il suffit de se souvenir de quelques réalités mondiales : l’ONG Oxfam dans son rapport annuel, publié le lundi 21 janvier 2019, indique que les 26 personnes les plus fortunées au monde détiennent autant d’argent que la moitié la plus pauvre de l’humanité. La concentration des richesses est en forte croissance puisque le nombre de milliardaires a presque doublé depuis la crise financière de 2008(1 125 milliardaires en 2008 contre 2 208 en 2018), tandis que leur fortune augmente en moyenne de 2,5 milliards de dollars chaque jour, selon le rapport. En comparaison, 3,4 milliards de personnes dans le monde vivent avec seulement 5,50 dollars par jour.Des inégalités qui ne cessent d’augmenter un peu plus chaque année : en 2018, la richesse des milliardaires a augmenté de 900 milliards de dollars alors que celle de la moitié la plus pauvre de la population mondiale a chuté de 11%.
Mais en même temps,le nombre de pays pauvres a été divisé par deux en près de 20 ans et la mondialisation y aurait contribué. C’est ce qu’affirme la Banque mondiale dans un rapport publié le 4 juin 2019 : « L’extrême pauvreté a diminué à 700 millions de personnes au dernier décompte. Cela représente une diminution par rapport à des niveaux beaucoup plus élevés dans les années 90 et 2000 ». Ce bilan positif est toutefois à pondérer. La Banque mondiale alerte sur la situation des 34 pays toujours considérés « à bas revenus », c’est-à-dire dont le revenu annuel par habitant est égal ou inférieur à 885 euros. Ilsemblerait que, dans cette période, la croissance chinoise et le développement continu des pays occidentaux soit l’élément explicatif premier des principaux bénéficiaires de cette décroissance de la pauvreté.
Lors du premier colloque à Bordeaux, dans mon introduction, j’avais intitulé mon intervention concernant l’action des animateurs/trices : « Penser l’agir local et agir le penser global ». Cette orientation signifiait d’abord décloisonner et éviter les séductions du localisme. J’ajoutais : « Pour les animateurs, le local permet la représentation de possibles…, puis leur réalisation, mais il leur faut agir dans une vision conjuguée, articulée, dialectique entre centre et périphérie, car des questions essentielles telles que la crise de l’emploi, de l’éducation ou le changement de mentalités et de cultures ne peuvent être abordées et résorbées seulement au niveau local ». Puis je continuais par ces mots : « L’animation doit permettre ce passage de la rue au quartier, du quartier au village ou à la ville, de la ville à l’État et de l’État au monde. Il ne suffit donc pas, par les initiatives de gouvernance locale, de recréer du lien social horizontal : c’est le lien politique, producteur de lien social vertical, par les contre-pouvoirs ainsi suscités par le jeu des acteurs, qui est interrogé ». L’animation sociale ou socioculturelle héritière du projet démocratique refuse un localisme sans globalisationen explorant un imaginaire qui cherche de nouvelles significationsdans un mouvement « de rêve, de projection et éventuellement dans leur délire » pour reprendre l’expression du sociologue Pierre Ansart .
Je terminais en exprimant l’idée lucide, me semble-t-il, que « l’animation participe d’une dénonciation de la légitimité d’un monde qui a parfois la tête à l’envers et elle offre un espace d’imagination réaliste ».
En résumé, It’s a long way to Tipperary,It’s a long way to go. Et toutes les expériences innovantes produites dans les territoires de l’animation par l’imaginaire extraterritorial des acteursest semblable à une petite cuillère qui, même multipliéede par le monde, ne videra pas l’immense mercausée par le tsunami de la mondialisation libérale. Cependant faisons nôtrela phrase de Paul Valéry »Patauger, quelquefois, c’est aussi faire bondir deux ou trois gouttes de lumière », pour signifier le principe espérance qui nous engage.
Jean-Claude Gillet
Professeur honoraire des Universités
Bayonne le 18août 2019
