Jeudi 23 novembre 2017, 10h à 18h30, Journée d’études et de recherche à l’initiative de l’Institut Tribune Socialiste, Salle des fêtes de la Mairie du 3ème arr, 2 rue Eugène Spuller – 75003 Paris.
La journée avait pour objectif, à travers des communications d’historiens et des témoignages d’acteurs de l’époque, de rendre compte de l’action de Michel Rocard lors de son passage de moins de 15 ans au PSU.
ORGANISATEURS / Institut Tribune Socialiste, 40 rue de Malte 75011 Paris, Fonds de dotation et centre de documentation, pour servir à l’histoire du PSU et de ses idées, pour un socialisme du XXIème siècle.
Association des amis de Michel Rocard.
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Colloque Michel Rocard – Du rififi rue mademoiselle
Chères et chers camarades,
Un souvenir.
Son environnement d’abord : le local du PSU rue Mademoiselle.
Le lieu : le bureau fédéral de Paris, au rez-de-chaussée gauche.
Un acteur : votre serviteur, élu au Bureau de la fédération de Paris et permanent politique chargé de l’organisation, bureau composé de Michel Garona (Michel Mousel), Pierre Nardin, André Duquesne (André Larquié) et Albin Isch, la secrétaire fédérale.
Premier tableau : je passe une après-midi (celle du lundi 18 mars) à mettre sous bande le journal Front socialiste, bimestriel envoyé aux adhérents de la fédération de Paris (environ 1 000 adhérents), qui doit être terminé pour le routage postal du lendemain.
Le journal est daté de février-mars 1968 et il est entreposé dans la grande salle de réunion, donnant dans la cour au rez-de-chaussée droite. Je pars le soir vers le 11ème où j’habite, le cœur léger, car satisfait d’un travail achevé pas forcément très gratifiant.
Le lendemain matin arrivant rue Mademoiselle quelle ne fut pas ma surprise ! Damned ! Tous les journaux avaient disparu.
Je commence mon enquête, mais comme je ne souhaite pas dans cette digne assemblée donner de noms en pâture, je me contenterai de vous transmettre le résumé de mon investigation. Deux militants de base (qui se sont fait connaître auprès de moi), ayant consulté de manière inopinée le contenu des articles de ce numéro, après avoir rencontré Michel Rocard pour l’en informer et lui demander son avis (nous le verrons bientôt, il a tapé en touche, dirait-on de Bayonne à Perpignan, tout en marquant sa désapprobation vis-à-vis de l’article sur la sellette), ont manifesté de façon brutale leur désaccord jusqu’à une volonté de censure vis-à-vis d’un article paru en première, deuxième et troisième page, intitulé « À propos de la CFDT », censure qu’ils n’avaient bien sûr aucune légitimité à instituer. Ils ont envoyé le journal au pilon. Cet article était de mon fait et c’est ainsi que la question devient peu à peu une question politique qui secoue non les murs vénérables du siège du parti, mais seulement quelques esprits.
Deuxième tableau (feed-back) : mais qu’y avait-il dans cet article pour qu’il devienne un tel brûlot ? Il se situe après une période où la presse laisse filtrer quelques informations sur un rapprochement éventuel de la CFDT avec la FGDS (plusieurs articles dans Le Monde, dont un d’André Jeanson, président de la confédération, le 17 janvier ; entretien avec Eugène Descamps à Europe n°1 du 16 janvier, adhésion du groupe Reconstruction au « Comité de liaison » des clubs gravitant autour de la Convention des Institutions Républicaines). Mais en même temps, une délégation du bureau fédéral du PSU parisien (dont je faisais partie) avait rencontré une délégation de l’URP-CFDT.
Le compte-rendu de cette réunion de décembre 1967 indique donc que le premier point abordé fut politique et se centra très vite sur la FGDS : les délégués PSU présentèrent les raisons du refus d’adhésion ou d’association du PSU avec la FGDS. La délégation CFDT présenta sa stratégie de lutte contre le régime gaulliste, précisant que « dans ce cadre, la FGDS est une force essentielle (par le nombre de ses élus par exemple) », mais qu’elle ne deviendra « déterminante pour la prise du pouvoir par les forces démocratiques que lorsqu’elle sera une force plus importante que le PCF ». Commentaire : « Les sous-entendus d’une telle position sont claires : la prise du pouvoir est essentiellement de nature électorale ; la tactique prime sur les problèmes de fond, car, « il faut » une force apte à discuter avec le PC et capable de le faire plier, peut-être même de gouverner sans lui… le PSU est considéré comme « sympathique », mais son refus de s’associer à la FGDS l’écarte de toute pénétration décisive dans les masses ». Et j’ajoute : « En fait, devant les difficultés du mouvement syndical à obtenir la satisfaction de ses revendications, face aux tiraillements de l’accord CGT-CFDT, en liaison directe avec les difficultés de la gauche, la CFDT sent la nécessité d’une force politique sur laquelle elle puisse s’appuyer ».
L’article signale ensuite qu’il a été possible de repérer des nuances parmi nos interlocuteurs et que notamment certains laissent entendre que « le rapprochement avec la FGDS ne peut aller… ni trop vite, ni trop loin ».
Puis le débat viendra autour de la stratégie du Front socialiste dont un des éléments marquants est qu’« il est désormais nécessaire de mettre en avant des revendications de type qualitatif, mettant en cause le pouvoir dans l’entreprise par exemple ». Est inclus dans cette orientation le fait que si l’on doit refuser l’intégration des syndicats dans l’appareil d’État (à l’image de ce qui semble se passer avec le gouvernement Wilson en Grande-Bretagne), « il est non moins vrai que la thèse bien connue de l’indépendance des syndicats est inadéquate au type de problèmes se posant à des forces socialistes, luttant pour une transformation des forces productives et des rapports sociaux qui en découlent… La brisure politique-syndical est de nature sociale-démocrate… Cet ensemble de phénomènes conduit à un rapprochement difficile certes, source de contradictions sûrement, entre les partis se réclamant du socialisme et les syndicats. Cet aspect complexe et mouvant des rapports partis-syndicats devraient conduire ces derniers non pas à définir le socialisme, mais à réfléchir sur les grandes orientations économiques et sociales d’une société plus juste, plus égalitaire… Il ne s’agit pas d’imposer ces choix aux travailleurs, aux syndicats ; il ne s’agit pas non plus que les syndicats s’en lavent les mains sous prétexte d’indépendance. Sur tous ces points nous n’avons pas obtenu de réponse… Ils sont difficiles et gênants remettant en cause un carcan d’habitudes et de clichés ».
D’autres points seront abordés (demande de notre part de contacts entre sections locales et unions locales, sur les thèmes de la Sécurité sociale, de l’emploi, de l’aménagement de la région parisienne). Plusieurs sections locales font état d’un refus des organisations CFDT locales devant ce type de propositions. L’article poursuit : « Cette situation est-elle le résultat d’une consigne ? Est-elle momentanée ? ». Notre volonté n’est ni de noyauter, ni de contrôler, ni de coordonner nos militants dans leur action syndicale : « Nous n’en avons d’ailleurs pas les moyens… Mais notre volonté d’abattre le régime en place, de définir une stratégie adaptée, de promouvoir une politique claire, cohérente et révolutionnaire nous oblige à être attentif à tout ce qui se passe à gauche. Nous ne sommes ni des purs, ni des durs, nous sommes socialistes et par là-même exigeants ».
Chacun jugera l’épaisseur de l’ »hérésie » que comporte ce texte.
Troisième tableau : toujours est-il que je demande une réunion du Bureau fédéral pour réagir à cette situation, lequel se réunit le 20 ou le 21 mars au soir. Je propose une réédition du journal tel qu’en lui-même il fut écrit. Le BF refuse, j’annonce donc ma démission du BF et je signe le vendredi 22 mars (il n’y a pas que Nanterre à marquer d’une pierre rouge) un courrier de 4 pages que je transmets aux membres du BF.
Vous allez me dire : « Mais qu’est-ce que Rocard vient faire dans cette galère ? ». J’y viens : j’envoie le double du courrier pour information à Michel Rocard, car j’avais appris qu’il avait été informé le jour même du « méfait » par les deux camarades concernés et que, tout en étant en désaccord avec le contenu de l’article, il laissait la fédération libre de sa décision. Et il souhaitait désormais prendre en charge la moitié du coût du nouveau bulletin. Je proposais qu’on dépose alors, dans le futur, « la moitié des bulletins qui reviennent de droit au BN, pour qu’il les mette à la poubelle ».
Cette lettre met d’abord en cause la décision prise par le duo hors de toute décision légitime d’une instance élue quelle qu’elle soit, réduisant le BF « à des guignols qu’on tire à hue et à dia », sous la pression « d’un comité de censure suprême ». Elle soutient que l’effet produit sur les instances des appareils syndicaux est négligeable.
Puis elle revient sur le problème de fond : « La conjonction des partis et syndicats est nécessaire, car le style de société dans laquelle nous sommes fait que la conscience de classe des travailleurs ne naît pas spontanément, et l’influence du système est importante sur la conscience politique et idéologique de la classe ouvrière, visant à détruire sa capacité critique… La conquête du pouvoir est un acte long (un processus) par lequel un ensemble de forces mûries depuis longtemps prennent finalement la direction de la société et la transforme selon une direction déjà définie et avec des forces préparées. Nous n’en sommes pas là. Les syndicats et la CFDT en sont encore à la satisfaction des besoins vitaux de l’individu, et n’ont aucune visée politique révolutionnaire, qui leur permette d’apprécier la direction dans laquelle se développe le système…, les rendant complices explicitement ou implicitement, consciemment ou inconsciemment » de celui-ci.
Il est donc « fondamental que le PSU analyse les courants syndicaux, porte un jugement de valeur sur les bureaucraties syndicales, appuie ouvertement ceux qui pensent comme nous à l’intérieur des syndicats, de manière à montrer qu’ils ne sont pas seuls, qu’un courant politique existe et se coordonne. Pour le moment et encore pour longtemps c’est seulement à travers la médiation du parti politique que la classe ouvrière existe en tant que classe et que classe révolutionnaire… Il serait bon que l’autonomie du parti par rapport aux syndicats soit donc affirmée, réaffirmée si nécessaire ».
Enfin, j’annonce que désormais « je n’ai plus ma place » au sein du BF : décision que je rendrai publique au 1er juillet. Mais Mai 68 va arriver et toute cette « affaire » va passer à la trappe : je suis élu dans le nouveau bureau de crise que la fédération constitue pour la période de mai-juin.
Quatrième et dernier tableau : je reçois, suite à mon courrier du 22, le 26 mars une lettre de Michel Rocard, commençant par « Mon cher Gillet » et déclarant notamment : « Je continue à ne pas m’immiscer dans les affaires difficiles de la fédération de Paris et me bornerai donc à une remarque sur le fond, et cette remarque est qu’il y a de très grandes différences entre ce que l’on peut penser, ce que l’on peut dire en privé, ce que l’on peut dire en public et ce que l’on peut écrire surtout dans un bulletin fédéral officiel où le texte n’est pas présenté comme une Tribune Libre, mais comme un compte-rendu commenté de négociations du bureau fédéral ».
Commentaires : je rappelle que ce compte-rendu avait été relu par le B.F. et approuvé comme discours interne à la fédération. Aucune différence en ce cas entre ce que l’on pensait et un discours officiel interne.
Suite de la lettre de Michel Rocard : « Tous nos efforts tendent à convaincre le mouvement syndical de ce qu’une conjonction des efforts est nécessaire et qu’elle peut se faire si le mouvement syndical mène sa lutte sociale en fonction d’une stratégie claire, les forces politiques conservant leur fonction en présentant aux travailleurs leurs analyses globales. Or les conversations que tu rapportes semblent avoir porté sur la stratégie politiques plus encore que la stratégie sociale du mouvement syndical. Ton commentaire… s’appuie sur la mentalité « courroie de transmission » que nous entendons répudier. Par conséquent, il est indéniable que la publication de ce texte gênait le Parti ». Et plus loin : « … si le Bureau Fédéral de Paris avait décidé de sortir ce texte, celui-ci aurait été utilisé par les gens, qui, à l’intérieur du mouvement syndical, auraient souhaiter s’opposer à notre recherche de collaboration régulière et de travail commun. C’est pourquoi j’avais annoncé qu’au cas où Paris sortait ce texte, il me paraissait nécessaire d’informer la CFDT que l’orientation qu’il comportait ne paraissait pas conforme à celle proposée au Conseil national ».
Commentaires : je reviendrai sur la question du Conseil national plus tard.
Mais je ne vois nullement dans les positions affirmées dans mon compte-rendu une adéquation avec les positions dites « courroie de transmission » telles que pratiquées par le PCF d’alors. Bien au contraire : c’est en raison du fait que ce parti pratiquait une telle attitude vis-à-vis de la CGT qu’il n’avait aucun besoin d’analyser de façon critique la stratégie de ce syndicat qui correspondait parfaitement à ses intérêts politiques.
Suite et fin de la lettre de Michel Rocard : « … si je suis d’accord avec toi sur le fait que la conquête du pouvoir est une procédure longue par laquelle un ensemble de forces muries depuis longtemps prend finalement la direction de la société et la transforme selon une direction déjà définie » (remarquez ici qu’il parle de procédure alors que je développe l’idée d’un processus, ce qui n’est pas de même nature), je crois qu’affirmer cela publiquement dans l’état de conscience politique où est le mouvement syndical reviendrait à l’éloigner de nous plutôt qu’à saisir ce mouvement que nous voulons déclencher et dont nous espérons à terme chez lui une prise de conscience telle qu’un nouveau pas dans la définition de solutions entre syndicats et partis soit possible… Je ne pense pas que nous ayons maintenant la liberté de dire complètement comme tu viens de le faire ce que nous pensons sans fracasser des rapports déjà fragiles ».
Commentaires : cette phrase longue et alambiquée permet d’entrevoir toutes les divergences qui vont apparaître pendant Mai-juin 68, mais surtout après, jusqu’au conseil d’Orléans en 1974, sur les rapports-partis-syndicats dans la réflexion et l’action du PSU.
Ainsi pour revenir au fameux Conseil national de mars sur les « Luttes sociales », il faut rappeler que le Directives qui le prépare contient plusieurs rapports que je rappelle dans mon ouvrage sur Mai 68 et le PSU. Il en existe notamment un d’Abraham Behar lequel déclare au CPN qui précède : « Abraham Behar… a souligné que le Conseil National devait être une occasion de développer la création de groupes et de sections d’entreprises, de leur donner des orientations de travail claires et de préciser la signification de la présence du PSU dans entreprises ». Les sections et groupes PSU vont se créer dans les lieux de travail au point de faire réagir violemment les syndicats, et notamment la CFDT.
Épilogue : les ciseaux d’Anastasie
Toujours-est-il qu’en septembre je remets mon mandat fédéral de la période mai-juin. Je reste seulement secrétaire de la 11° section. En décembre 68 ou en début 69, Michel Rocard me propose d’entrer dans le futur BN qui sera issu du congrès de Dijon, pour m’occuper des questions étudiantes. Je refuse d’abord parce que cela faisait trois ans que j’avais déserté ce terrain de lutte et puis je percevais mes désaccords qui s’élargiront plus tard avec l’orientation prise par le secrétaire national.
Chacun comprendra désormais pourquoi, avec Maguy, mon épouse à l’époque, qui avait demandé dès lors sa mutation d’enseignante soit en Corse, soit dans Pyrénées-Orientales, nous partons à Perpignan en juillet 1969 et pourquoi plus de quarante ans plus tard j’écrirai l’histoire de ces deux fédérations.
S’agissait-il d’une tempête dans un verre d’eau ? Je ne le pense pas, car subir une censure ou un consentement à la censure dans un parti démocratique, ce n’est pas rien. Il faudra que j’attende le début des années 2 000 pour vivre de nouveau cette expérience (hélas dans une fédération d’éducation populaire !).
Mais cet incident de 1968 est, parmi d’autres éléments concomitants, le révélateur d’un tabou (une sorte de courroie de transmission à l’envers du syndicat vers le parti) qui sera peu à peu dévoilé et levé notamment au sein du PSU. Les années qui ont suivi démontreront toute la pertinence de cette problématique politique (et non essentiellement syndicale). Et les désaccords avec Rocard ne feront que croître et embellir jusqu’à son retrait du Parti en 1974 : il se trouvera désormais mis en minorité.
Je vous remercie.
Jean-Claude Gillet
Paris le 23 novembre 2017