Intervention d’ouverture de Jean-Claude Gillet au VIIIème colloque du RIA (Réseau International de l’Animation) – Alger, du 27 au 29 novembre 2017.
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Chères et chers amis,
C’est un plaisir et un honneur que d’être ici, en Algérie. Que tous ceux qui ont contribué à ce que cela soit possible soient remerciés et en particulier cette femme plus dynamique que certains hommes de par le monde, tout en étant souriante, ma collègue Naïla Boukhrissa.
Sur les sept colloques du RIA, c’est le troisième qui est placé sous la responsabilité d’une collègue, après Mariangela Wanderley à São Paulo et Lucero Zamudio à Bogota : 3 sur 7, c’est un score honorable pour le Réseau International de l’Animation.
Je dis un plaisir d’être parmi vous, parce que cette Algérie m’est chère : elle a constitué la plus large partie de mon engagement politique et syndical de lycéen, puis d’étudiant, depuis 1958 avec le coup d’État du 13 mai fomenté par les activistes d’Alger au profit du général de Gaulle en France jusqu’à la victoire du FLN, avec les accords d’Evian le 18 mars 1962. C’est sur ce socle historique et fondateur que s’est construit ma militance, partageant donc l’idée de la nécessaire reconnaissance par la France de crime contre l’humanité dans l’occupation et la guerre, violences imposées à l’Algérie par le colonisateur.
Je dis aussi un honneur, car membre du Bureau national de l’Union Nationale des Étudiants de France je fus invité par le gouvernement algérien au premier anniversaire de son indépendance le 5 juillet 1963. Par-delà ma présence, c’est le rôle de l’UNEF dans la lutte anticoloniale qui fut ainsi reconnu ; UNEF qui fut présente lors du printemps 1960 au 4ème congrès de l’UGEMA à Tunis, avec au premier rang de l’assistance les membres du GPRA. Ce fut Dominique Wallon, mon camarade et ami, futur président de l’UNEF qui assuma ce rôle, ce qui lui valut une interdiction la même année de se présenter au concours d’entrée à l’École Nationale d’Administration, plus connue sous le nom d’ENA.
Je dis encore un honneur, car la même année, suite à un accord dont furent partie prenante l’UNEA, la direction algérienne de l’enseignement supérieur, les affaires culturelles françaises à Alger, 200 étudiants français partirent pour deux mois en Algérie pendant les vacances d’été (après une expérience de 60 étudiants en été 1962).
Cette opération de coopération placée sous la double responsabilité directe de l’UNEF et de Monsieur Mandouze, directeur de l’enseignement supérieur à Alger a permis que les étudiants travaillent dans divers secteurs : réorganisation des bibliothèques d’Alger, participation à des enquêtes réalisées par les services du plan, travail d’interne et de formation médicale par des étudiants médecins dans des hôpitaux et des dispensaires, formation d’instituteurs, de moniteurs de l’enseignement primaire, de puéricultrices, et enfin, vous me voyez peut-être venir, travail d’alphabétisation et encadrement de colonies de vacances, de centres de jeunes et de centres aérés. Nous sommes déjà dans l’animation. Je pense ici à ces deux très jeunes étudiants algériens qui, avec l’aide d’un professeur français, et avec une débrouillardise extraordinaire, sont arrivés à mettre sur pied leur colonie de vacances : tentes empruntées à l’armée, ravitaillement sollicité par-ci par-là, travaux d’aménagement faits de leurs propres mains, moniteurs français presque enlevés à leur descente d’avion. L’efficacité fut relative bien sûr, car les étudiants français ne connaissaient pas l’arabe pour la très grande majorité, mais la volonté de solidarité et de partage était bien là.
Cette volonté est également présente dans le RIA depuis le premier colloque à Bordeaux. Lors de l’introduction scientifique réalisée par mes soins, j’ai déclaré ceci : « L’animation s’apparente encore à une utopie porteuse d’avenir en ce début du 3° millénaire : l’espérance d’une vie allongée, en bonne santé, les nouvelles techniques qui soulagent les pesanteurs du travail productif et industriel, le temps libre renforcé accompagnent un mouvement de société présent partout dans le monde », avec certes des disparités entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, ainsi qu’entre les groupes sociaux qui composent notre monde. Comme l’exprime le sociologue Pierre Ansart, toutes les sociétés passées et actuelles sont traversées « de créations imaginaires depuis les formes les plus visibles jusqu’aux plus voilées » et c’est ici que le culturel et le socioculturel, définis comme une modalité où la littérature et les arts, ainsi que la créativité en général, et les nouvelles technologies en font partie, toutes les sociétés donc « tentent incessamment de produire de nouvelles formes, de nouveaux contenus », modifient « les manières de voir » et « d’imaginer le monde ». L’homme et les sociétés ne peuvent rester figés sur une histoire passée : il faut aussi vivre le présent inédit et penser l’avenir. Tel est le sens que les participants au réseau du RIA souhaitent approfondir dans ce champ d’action qui s’appelle l’animation qu’elle soit volontaire ou professionnelle.
Il est juste en même temps de reconnaître que l’animation reste marginale dans ses effets, tant que les défis concernant les sociétés de par le monde ne seront pas traités à la hauteur des enjeux actuels :
- une démocratie à redéfinir,
- des inégalités à réduire,
- une économie à soustraire du carcan d’un ultralibéralisme économique et financier,
- un pouvoir autoritaire et de domination sur les femmes à éliminer en acceptant notamment, mais pas seulement, la recherche de la parité sur le plan politique et juridique,
- le refus de la ghettoïsation de certains choix de sexualité ou de genre,
- une affirmation des droits légitimes d’expression, de réunions et d’association dans la société civile (qui font partie de la charte de l’ONU),
- la lutte contre toutes les formes de racisme et de fanatisme (de fanum en latin, c’est-à-dire le lieu sacré, le temple : les fanatiques prétendent donc habiter le lieu divin qui peut être tant politique que religieux),
- le nécessaire combat dans le monde entier contre l’ostracisme vis-à-vis de la jeunesse en lui refusant sa juste place et pour une dignité enfin reconnue, encore plus pour une partie de celle-ci confinée dans un grand malaise parce que sans avenir, sans culture, sans mémoire et parfois sans maîtrise de sa langue.
À ces multiples égards soyons très attentifs à ce qui se passe chez nos frères tunisiens qui, sur bien des sujets que je viens d’évoquer, à savoir la question de la construction d’une société démocratique, celle de la place des femmes en son sein, celle de la sauvegarde de traditions joyeuses, ouvertes, tolérantes, bref libératrices, en un mot, tout en entrant dans une modernité émancipatrice, font une expérience unique qui mérite d’être soutenue. Cela signifie aussi, c’est une évidence, que tant dans la modernité que dans la tradition, il existe aussi un cortège de contraintes, d’aliénations, de frustrations abêtissantes.
Augusto Boal, le fondateur du théâtre de l’Opprimé, déclarait en 2009 à l’UNESCO lors de la journée mondiale du théâtre, affirmant ainsi une analyse proche : « Quand nous regardons au-delà des apparences, nous voyons des oppresseurs et des opprimés, dans toutes les sociétés, les ethnies, les sexes, les classes et les castes ; nous voyons un monde injuste et cruel. Nous devons inventer un autre monde parce que nous savons qu’un autre monde est possible. Mais il nous appartient de le construire de nos mains en entrant en scène, sur les planches et dans notre vie ». Car ajoutait-il : « Nous sommes tous des acteurs : être citoyen, ce n’est pas vivre en société, c’est la changer ».
Vous allez peut-être me dire que j’outrepasse mes droits en tenant un tel discours. Mais comme l’expliquait Jean-Paul Sartre, un intellectuel « c’est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » et j’essaie avec mes modestes moyens de signifier aux autres mes curiosités qui sont immenses et profondes.
Je maintiens en conséquence que l’animation participe d’une dénonciation de la légitimité d’un monde qui a parfois la tête à l’envers et elle offre un espace d’imagination réaliste. L’animateur est une femme ou un homme d’action, une ou un stratège, un être de la praxis, sans naïveté sur le monde, donc lucide, mais persévérant(e) dans l’espérance.
J’ai écrit un jour que l’animation est utile à la démocratie, mais que la démocratie est nécessaire à l’animation. Là s’inscrit cet enjeu vraisemblablement principal dans la complexité des sociétés, l’intrication des facteurs, l’interaction démultipliée, bref, ce qui fait lien, ce qui institue la « liance » d’une société et l’animation relève à cet égard d’un désordre, c’est-à-dire de l’appel à un nouvel ordre rattaché à un imaginaire social que beaucoup de marchands du temple voudraient réduire à une simple prestation de services vide de sens.
Pour finir cette courte présentation, je veux vous dire que je ressens comme vous que notre monde est souvent dirigé par des illusionnistes, des clowns parfois et pire des manipulateurs, utilisant des accents populistes, ainsi que les ressorts de la démagogie et de la falsification. Je tiens en même temps à vous rappeler, en contrepoint, que le philosophe français Alain nous a offert un jour un magnifique aphorisme : « Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté ». De la volonté, vous et moi nous n’en manquons pas.
Ce colloque nous permettra d’évaluer notre compétence collective à débattre, à échanger, à dialectiser.
Après des essais infructueux au Cameroun, au Sénégal, au Maroc, l’Algérie nous permet aujourd’hui d’intégrer l’Afrique pour la 1ère fois dans les biennales du RIA, après l’Europe et les Amériques. Il restera à être accueilli en Océanie et en Asie. Je n’ai pas retenu l’idée d’un colloque futur en Antarctique, avec ses 1700 habitants.
Je vous remercie.
Jean-Claude Gillet.
27 novembre 2017, Alger
UGEMA : Union générale des étudiants musulmans algériens.
UNEA : Union nationale des étudiants algériens.
UNEF : Union nationale des étudiants de France.