Assises de l’animation le 23 novembre 2017
organisées par la filière animation de la fédération CGT des services publics.
Introduction de Jean-Claude Gillet
« Animation professionnelle et enjeux démocratiques »
Je remercie Malik Ghersa pour son invitation au nom du collectif fédéral animation. Il m’a débusqué dans mon terrier de retraité en pays basque, car il est vrai que désormais j’interviens peu dans le secteur de l’animation. Nous coopérons depuis quelques années déjà, depuis le 8ème congrès de l’Ufict CGT à Bordeaux en 2012.
La problématique qui est la mienne derrière le titre choisi « Animation professionnelle et enjeux démocratiques » est apparemment simple. Et pourtant il n’en est rien. D’une part parce que le choix de l’intitulé « profession » signifie mon refus de prioriser le terme « métier » et il va falloir que je vous explique pourquoi, y compris donc dans la filière animation au centre de vos préoccupations syndicales. Et puis, mettre en lumière les enjeux démocratiques concernant ce secteur signifie d’une certaine façon, sans pour cela l’oublier, placer en quelque sorte en retrait la question de la technicité exigible dans votre travail. Et il va falloir le justifier.
Abordons successivement les deux aspects ici présentés.
Qu’est-ce qu’un animateur professionnel ?
On peut pour cela décrire les champs d’intervention des animateurs/trices : on les trouve partout, même dans certaines entreprises, mais pas dans l’armée ou l’Éducation nationale.
On peut aussi les dénombrer. Mais leur chiffrage est en débat. En effet, aucune comptabilisation globale n’existe : on a recours aux travaux de l’INSEE, de la DGCL, de la DARES, de la convention collective de l’animation, de celle de la SNAECSO, avec les marges d’incertitude et les différences qu’elles impliquent en lien avec des critères de quantification et des indicateurs qui ne sont pas toujours évidents, ni communs.
On peut enfin repérer des statuts, des catégories, des grades, des groupes d’animateurs, avec des références administratives diverses liées à une insertion professionnelle diversifiée : la filière animation en collectivités territoriales, la convention collective de l’animation, la fonction d’animation à l’hôpital, les autres conventions collectives accueillant aussi des animateurs, etc. On va y retrouver le contrat aidé et le CDI, le CDD et le volontariat, le contractuel et le titulaire, l’animateur en secteur public, associatif, libéral et lucratif, et on peut référencer les qualifications diplômantes, les validations d’acquis, des référentiels métiers avec des référentiels de formation.
Je disais au début de mon intervention que la question issue du titre « Animation professionnelle et enjeux démocratiques » était « apparemment simple ». En réalité, il n’en est rien : c’est une question complexe pour des raisons théoriques et pratiques. Les nomenclatures, les statistiques, les observations empiriques, toutes nécessaires pour fonder une pensée critique avec un minimum de rationalité, ne résolvent pas la question du sens, de la signification, de la direction de ce champ de l’action humaine. Comprendre, c’est alors établir des différenciations, voire des oppositions.
Dans tous les dictionnaires, le mot « métier » renvoie à celui de « profession » et le terme « profession » renvoie à celui de « métier » (mais les deux sont associés aussi à ceux de « charge, fonction, service, emploi, poste »). Les origines de « métier » sont liées au mot latin « ministerium », désignant une fonction de servitude au service de Dieu ou du culte. Puis métier désignera une machine, tel le métier à tisser. Il sera assimilé enfin à un certain nombre d’opérations mécaniques en opposition par exemple à l’art qui relève de la création alors que le métier désigne une répétition double : celles des gestes et celle d’un apprentissage par l’imitation du maître. Utiliser l’expression « Les métiers de l’animation » revient ainsi à donner une image reproductive de l’activité et segmentée du marché du travail de ce secteur telle que nous l’avons expliquée dès le départ par les multiples champs d’intervention des animateurs.
Le terme de « profession » n’est pas plus que le précédent circonscrit par une définition universellement reconnue (1) : il désigne d’abord celui qui se déclare, qui fait (« fesse » en latin) une déclaration. On pense bien évidemment à la profession de foi avec un engagement et à un engagement pour la défense de valeurs à partir de principes religieux, puis philosophiques, médicaux (que l’on songe au serment d’Hippocrate), sociaux, politiques enfin (le serment du Jeu de paume, la déclaration des droits de l’homme, etc.). Le mot signifie donc celui qui tient un discours et très vite un ensemble d’acteurs qui tiennent un discours commun, ce qui fait donc leur unité, notamment dans une profession.
Et d’où viennent les animateurs ? Historiquement ils sont les héritiers de l’éducation populaire, issus de ces bénévoles ou de ces militants qui dans les années soixante ont souhaité vivre de leur passion et devenir des salariés (ce qui constitue une rupture statutaire par rapport à la forme de leur engagement premier) en correspondance temporelle avec les exigences du gaullisme étatique naissant. La lutte des animateurs/trices pour la reconnaissance de leur activité fut le début d’une démarche vers la professionnalisation, vers une profession réellement assumée. Un document du CNFPT sur l’évolution du cadre et des missions des métiers de l’animation publié en novembre 2015 rappelle dans son introduction que « Jean-Pierre Augustin et Jean-Claude Gillet définissent deux périodes de développement de l’animation : la période de l’émergence des institutions d’éducation populaire, puis celle du renforcement du rôle de l’État et des collectivités territoriales ».
Ces relations entre les professionnels, les structures d’animation et les pouvoirs publics, influent à la fois sur le sens et la portée du service d’animation mais aussi sur la nature des emplois développés.
Mais ce passage signifie-t-il la perte de la culture et des principes de l’éducation populaire ? Toutes mes enquêtes personnelles et mes rencontres avec plusieurs milliers de professionnels démontrent que non (2) : leurs références restent l’accès à la culture et aux loisirs pour tous, la recherche de la démocratisation et de la démocratie culturelle, la lutte contre les inégalités culturelles et éducatives, contre les injustices sociales, la recherche du renforcement et de l’approfondissement de la démocratie.
Réduire donc l’animation à une simple activité, c’est oublier que l’un des trois axes qui la compose (le premier étant la technicité liée au métier) est d’abord la militance qui est un axe constitutif du socle, de la fondation, de l’histoire de cette culture professionnelle. Voilà la profession de foi des animatrices et des animateurs professionnels, voilà leur discours, voilà leur « culture partagée », thématique développée en son temps par le sociologue Renaud Sainsaulieu.
Certes le concept de profession renvoie aussi à profession « libérale » (statut des médecins, avocats, notaires), dans laquelle ne se retrouveront pas les animateurs, qui ne sont pas maîtres de leurs actes. En effet ils sont le plus souvent salariés et donc dépendants dans la relation qui les lie à leur employeur par le contrat de travail. Peut-être que parfois des animateurs se pensent comme des salariés en situation d’économie « libérale », mais cette représentation ne correspond pas à leur statut réel.
Cependant, il faut remarquer que suite à la création du statut d’auto entrepreneur, on assiste dans certaines collectivités territoriales à une hausse du « démarchage » d’animateurs dits en libéral, spécialisés dans des domaines très ciblés ou pointus (en général dans des activités sportives, théâtrales, scientifiques ou techniques, telles qu’en astronomie), ayant aussi des cursus de formation en lien avec les champs du sport et de l’animation. C’est encore un épiphénomène mais à observer avec attention dans son évolution. Il ne m’étonnerait pas que certaines collectivités s’intéressent de près à ce type de profil évitant le recrutement de nouveaux fonctionnaires ou incitant des fonctionnaires considérés comme peu performants à se reconvertir dans un processus de macron-compatibilité.
La première conséquence de cette perspective est donc qu’ils ne sont pas uniquement des techniciens relevant du seul pragmatisme les renvoyant à la sphère du « pratico-pratique ». Ce sont des intellectuels, c’est-à-dire des professionnels capables (et c’est là leur troisième caractéristique) d’une intelligence stratégique (interligere veut dire « lire entre les lignes » en latin : elle leur permet de réaliser des opérations de médiation entre les acteurs de terrain, au profit, quand cela est possible des écartés du savoir et du pouvoir), et ce dans des situations hautement difficiles où les enjeux s’entrecroisent partout avec plus ou moins d’intensité :
- Enjeux éducatifs dans une visée autre que celle de l’inculcation (littéralement faire entrer de force avec les pieds). L’éducation est une perspective qui refuse une telle violence et cherche à favoriser chez l’apprenant la capacité à faire des choix de vie de façon autonome.
- Enjeux sociaux dans un système qui comprend 9 millions de pauvres selon le conseil économique, social et environnemental en 2017 et plus de 15 millions de précaires (sur le plan de l’économie, de la culture, du logement, de l’énergie, des affects).
- Enjeux politiques, autour de la question centrale « Qu’est-ce que la démocratie ? ».
- Enjeux culturels en particulier autour du thème du métissage tel que l’anthropologue mexicain Nestor Canclini le propose.
Certes, comme l’expliquait le philosophe militant Antonio Gramsci, « tous les hommes sont des intellectuels, mais tous ne remplissent pas dans la société la fonction d’intellectuel ». Un texte de Christophe Dejours, un spécialiste de la souffrance au travail, donne une explicitation de cette façon de voir, plutôt convaincante : « Travailler, c’est d’abord compenser tout ce qui n’est pas prévu, ce qui suppose de réajuster et de réinventer constamment les modes opératoires… Travailler, […], implique de mobiliser son intelligence dans la mesure où les ajustements à faire ne sont pas prescrits. Face à l’inédit, à l’inattendu, on doit inventer. Pour ce faire, il faut d’abord échouer, recommencer, échouer à nouveau pour s’imprégner, pour acquérir l’intimité avec ce qui résiste. Puis il faut expérimenter, tenter différents aménagements, mémoriser les impasses, repérer les passages possibles… Et pour venir à bout des difficultés […], il faut parfois enrager, s’obstiner, en avoir des insomnies, en rêver la nuit… ».
Et il poursuit en indiquant que « l’intelligence au travail est tout à la fois engagement du corps, sensibilité, souffrance, mobilisation de la volonté, opiniâtreté, implication affective, imagination, activité de penser… ». Il termine en révélant que l’expérience est toujours difficile à saisir par des mots et à transmettre : bien souvent pourtant « il s’avère que ceux qui travaillent sont plus intelligents qu’ils ne le savent eux-mêmes, que leur intelligence est en avance sur la conscience qu’ils en ont »(3).
L’animation professionnelle est aussi constituée d’un ensemble de métiers où l’intelligence est mobilisée. Même la situation paraissant aux yeux extérieurs la plus facile, dans un accueil collectif de mineurs par exemple, l’animatrice ou l’animateur le moins qualifié, le moins diplômé, aux compétences aléatoires, est de toute façon confronté à des enjeux croisés liés à la psychologie de l’enfance ou de l’adolescence, à la présence des parents, à la loi et à la dynamique des groupes, à la connaissance des institutions, des partenaires et de leurs intérêts (l’école, les associations environnantes, les mairies, etc.).
Ce n’est pas une mince affaire. En ce cas placer dans ce type d’actions, avec parfois les meilleures intentions du monde (4) (ici une pression pour embaucher un jeune non qualifié au chômage, là trouver une activité à une personne que l’on sait sans qualification, parfois sans motivation et souvent proche d’une fin de carrière), des agents très démunis, sans expérience réfléchie, sans formation autre que le BAFA, sans choix volontaire, c’est plus que les mettre en difficulté, c’est un NON-SENS, qui peut devenir une boucherie, à l’image de ces jeunes enseignants frais émoulus de leur formation et envoyés dans les zones sensibles. Ils n’en peuvent mais, sans oublier les dégâts provoqués parmi les publics qu’ils côtoient et l’image négative de l’institution qu’ils induisent pour les communes.
On comprend alors le flou qui peut caractériser cette profession et les risques qui sont pris en conséquence, quand, parfois sans conscience claire de la part des décideurs et parfois volontairement, on embauche en tirant au maximum vers les plus basses rémunérations, liées aux formations les moins performantes, dans le cadre de contrats pas forcément aidants, plus précaires que stabilisants, en ne tenant pas forcément compte des enjeux évoqués plus haut auxquels seront confrontés ces animateurs. C’est une des raisons qui rend chaotique la professionnalisation du secteur.
On peut s’interroger : est-ce parce que l’on fait 60 ou 80 jours d’activités d’animation par an que l’on peut s’intituler au pôle emploi comme chômeur dans le champ de l’animation ? Est-ce qu’un étudiant qui pratique le soutien scolaire pour se faire un peu d’argent est pour autant devenu un animateur, voire un éducateur, ou un enseignant ? Confond-on le statut du pompier volontaire payé à la vacation avec celle du pompier professionnel salarié ? Bien sûr que non.
Ce brouillard est augmenté par le fait que beaucoup trop de monde s’auto-institue animateur. Un jour j’ai entendu Antoine Sellières ancien responsable du CNPF (aujourd’hui le MEDEF) déclarer qu’il était l’animateur des patrons. Quel est le maire qui ne s’est pas vu décerner un titre d’animateur de sa commune dans les colonnes de son journal municipal ? Le manager d’entreprise est d’évidence l’animateur de son groupe de subordonnés. A Fort-de-France, dans les temps morts d’un colloque sur l’animation, il y a quelques années, à droite du transept de la cathédrale que j’ai visitée, j’ai vu une grande représentation de Monseigneur Bouyer, ancien vicaire général, prélat de sa sainteté. Ce vitrail est dédié au prélat avec l’inscription suivante : « Animateur de la construction de la cathédrale de Fort-de-France » ! Ce méli-mélo résulte d’une confusion entre fonction d’animation qui est liée à la vie de tous les groupes et fonction d’animation professionnelle avec les rôles et les formations qualifiantes que cela implique.
Et les collectivités territoriales dans cet ensemble ?
J’ai lu avec attention le rapport de Jésus de Carlos présenté en 2016 au Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, ainsi que son entretien dans le Journal de l’animation en mai 2016. Il faut ajouter, pour s’en tenir plus précisément aux collectivités territoriales, que les chiffres de la filière animation interrogent tant il y a décalage, ici aussi, entre l’exercice de la fonction d’animation professionnelle et le niveau de statut des salariés qui la composent. Les analyses et les préconisations qu’il présente sont bien sûr pertinentes.
Je voudrais cependant donner une profondeur historique pour vous rendre sensibles aux évolutions que l’on peut observer concernant le chiffrage des animateurs en collectivités territoriales. D’abord l’INSEE qui est à la base du recueil des données, l’observatoire du CNFPT (centre national de la fonction publique territoriale) qui, en lien avec la DGCL (direction générale des collectivités locales au Ministère de l’Intérieur), publie régulièrement des éléments de synthèse des statistiques concernant les salariés qui dépendent de ces institutions publiques que sont les collectivités locales et territoriales.
Voici un tableau comparatif final de ces évaluations au fil des années hors contrats aidés :
Commentaires et analyses (11).
D’abord quelques commentaires techniques et méthodologiques. En premier lieu, on peut remarquer des différences de résultats statistiques relativement importants selon les sources entre l’INSEE, la DGCL, le CNFPT, lors des premières années. Après avoir pris contact avec les trois institutions en 2010 auprès des équipes de recherches, je n’avais pas obtenu de réponse satisfaisante sur ces écarts : mais il est clair qu’il existait des différences de critères. Il faut dire que les premiers chiffres de l’INSEE venaient du déclaratif des recensements. Mais peu à peu les systèmes de recherche se sont stabilisés avec les statistiques internes établies sur des questionnaires remplis par les institutions concernées (les collectivités territoriales elles-mêmes consultées directement). Les enquêtes sont donc désormais très fiables et ce sont leurs résultats que j’ai valorisés ici en rouge.
L’INSEE signale plusieurs fois, au long des années, qu’il s’agit de la filière la plus dynamique en termes d’emplois (70% d’augmentation des effectifs entre 2001 et 2009).
En 2002 la part de titulaires est de 26 %, mais elle se renforce d’année en année puisqu’elle atteint 60 % en 2012. De plus il existe des non-titulaires permanents (9% en 2005) et certains animateurs contractuels sont volontaires pour ce statut parfois pour des raisons de revenu plus important que celui d’un titulaire (compensation relative à la précarité) ou pour pouvoir changer de territoire, de secteur professionnel, voire d’employeur, sans être contraint par le statut de fonctionnaire. À l’inverse un certain nombre de non titulaires voudraient devenir titulaires, mais il faut alors passer les concours.
Mais surtout les chiffrent démontrent sans contestation possible une inflation en catégorie C (comment valoriser une profession avec une telle massification concentrée sur cette catégorie ?), la quasi inexistence de la catégorie A (et hors filière animation), l’anémie de la catégorie B qui devrait être le cœur de cette profession territoriale, le poids de la précarité avec successivement les emplois-jeunes, les CES, les CEC et tous les emplois aidés par la suite, les exigences de niveaux de formation tirés vers le bas et inadaptés par rapports aux enjeux de terrain, le temps partiel utilisé à qui mieux-mieux, un turn-over important, et bien sûr dans chacune des failles du système les femmes sont les premières concernées.
Tous ces résultats montrent la représentation que trop de responsables des collectivités territoriales véhiculent globalement à propos de l’utilité sociale de l’animation : à croire que l’assimilation des animateurs à des pompiers sociaux a de beaux jours devant elle avec une position et un salaire identiquement minorés à l’image des secteurs incendie/secours et police municipale, c’est-à-dire en fin de classement symbolique, hiérarchique et salarial des différentes professions dans ces collectivités. Il existe une réelle gageure à vouloir mettre en place des politiques d’animation avec des personnes qui ont un si faible niveau professionnel de qualification, de compétence et d’expérience. Ou bien (et peut-être aussi) des professionnels de l’animation ne sont pas reconnus à leur vrai niveau de qualification, de compétence et d’expérience. C’est en définitive dans ce secteur de l’action sociale locale et territoriale que les recompositions professionnelles sont en jeu, beaucoup plus que dans le mouvement associatif (même si celui-ci est bien sûr touché par le phénomène) : c’est à cet échelon que l’on retrouve (et les chiffres le démontrent) les qualifications les moins affirmées et, en même temps et conséquemment, de la précarisation accrue dans les métiers de l’animation. Enfin, vouloir à tout prix mettre souvent dans la même catégorie les volontaires et les professionnels est une absurdité que les espagnols ou les portugais ont bien comprise en distinguant les animateurs professionnels des « monitores de tiempo libre » qui rassemblent les volontaires (12).
En tentant une comptabilisation générale des animateurs salariés du champ de l’animation (et non de l’ensemble des salariés : et pourtant la majorité des salariés inclus dans des fonctions de direction et de gestion est issue de l’animation et continue à assumer pour nombre d’entre eux, certes d’une façon plus restreinte qu’hier, une activité éducative et pédagogique en lien avec des publics), en prenant donc en considération les chiffres proposés par la CPNEF de la convention collective de l’animation (près de 40 000), en y rajoutant ceux concernant les animateurs estimés pour le compte du Ministère de la cohésion sociale et de l’emploi (20 000), ceux des collectivités territoriales (70 000 titulaires), on aboutit à une fourchette qui s’établit environ à un peu moins de 140 000 professionnels. Mais comment ne pas prendre en compte les animateurs liés au champ du tourisme, de la culture, de la formation, de l’insertion ou du patrimoine ? Comment être assuré que ceux qui sont régis par une autre convention collective que celle de l’animation (comme c’est le cas pour des animateurs qui travaillent dans des établissements qui font aussi de l’animation éducative, sportive ou socioculturelle) soient comptabilisés ?
Il faut enfin ajouter qu’historiquement, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le cœur de la profession fut le niveau 3 (bac +2) avec le DUT, le Capase, puis le DEFA (jamais homologué). La pression des employeurs, avec le soutien de jeunesse et sports et aussi de fédérations d’éducation populaire, a déplacé le cursus d’un diplôme de généraliste à un diplôme de technicien de niveau bac avec le BEATEP (créé en 1986) et le BPJEPS : la profession a été tirée vers le bas, avec moins de qualification, plus de contrôle sur des salariés ayant désormais moins de capacité d’influence et une rémunération plus faible. La situation est désormais pire dans les collectivités territoriales avec un cœur de métiers au niveau 5.
Une démocratie en berne.
Une professionnalisation qui avance, c’est construire les conditions dans lesquelles se crée, se structure et se développe une activité professionnelle, permettant qu’elle passe d’un clair-obscur à une mise au grand jour : mais pour cela les employeurs doivent revenir à une attitude plus raisonnée et plus raisonnable. Les animateurs professionnels dont partie de ce que le sociologue Robert Castel appelle les professions de la « constellation centrale », c’est-à-dire des espaces de transition ni assimilables à la qualification professionnelle d’un ouvrier, ni réductibles à la seule compétence de l’expert. Cette constellation signifie la nécessité d’un réel savoir pour l’animateur avec des compétences stratégiques qui aident les élus, directeurs, chefs de service, présidents d’association à prendre des décisions : c’est un jeu social participant à la régulation démocratique où sont partie prenante les notions de pouvoir, d’influence et d’autorité exercés par de multiples acteurs dans l’élaboration des décisions favorisant la mise en œuvre de projets réellement partagés (13).
Oui, les animateurs sont des habitués du collectif, du partenariat, de l’adaptation innovante, de la capacité d’invention, de la négociation dans leur espace géographique et institutionnel. Oui, ils possèdent une vraie technicité politique dans cet espace, mais pour cela leur qualification professionnelle doit correspondre au minimum à un niveau 4, voire 3. Cette compétence, hélas, n’est pas reconnue comme légitime par les élus locaux, ou tout au moins pas suffisamment. C’est le discours argumenté que j’entends régulièrement de la part de ces professionnels lorsqu’ils analysent leurs pratiques : et il faut bien reconnaître qu’ils ne manquent pas d’arguments, qui se surajoutent aux constats chiffrés réalisés plus haut.
Serait-on obligé d’en conclure que des impératifs avant tout gestionnaires guident les élus dans leurs choix politiques et que les champs d’un service public éducatif, pédagogique et culturel peuvent attendre des jours meilleurs ? Ces services seraient-ils considérés comme peu rentables et difficilement marchandisables ? En ce cas, ce serait une politique à courte vue surtout de la part de responsables qui ne manquent pas en permanence de stigmatiser l’essor de l’individualisme, le désintérêt pour la vie publique, la flexibilité du lien social, la critique des autorités, les incivilités multipliées, etc. Souvent ils préfèrent consacrer leurs dépenses dans une recherche de sécurité qui est un marché sans fin aux effets illusoires (la gazette.fr ne déclarait-elle pas en 2016 que « le poste sécurité est menacé d’une perpétuelle et coûteuse surenchère » ?), négligeant donc ce qui caractérise une bonne prévention à savoir une politique culturelle, socioculturelle et éducative de qualité avec des agents qualifiés et compétents.
Conclusion
Je n’ai pas le temps ici de vous parler d’autres points faibles que je cite en vrac : la marchandisation accélérée de certaines formations professionnelles en animation dans le secteur privé avec une absence ou une perte de culture d’éducation populaire, sans compter un contenu très aléatoire ; des conditions de recrutement de stagiaires parfois avec des niveaux ne correspondant pas aux exigences, mais éligibles au financement des plans régionaux de formation ; des élus faisant du zèle décisionnel dans le secteur de l’animation inversement proportionnel à sa compétence en ce domaine ou démuni d’une réelle orientation politique ; l’absence d’un recrutement de cadres intermédiaires formés sur un niveau 3/2, accentuant la faiblesse de certaines équipes de terrain ; le fait que la plupart du temps les postes de cadres supérieurs en FPT (DGA et DG services éducatifs) ne soient pas issus de formations à l’animation, mais de l’administration avec une connaissance toute relative du champ et de ses enjeux.
Bref, reprenant une phrase d’Edgar Morin, j’ai envie de vous dire : « À force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel ». Le premier enjeu auquel notre société est confrontée s’appelait hier la crise du « lien social » (avec son état de « déliance » et le besoin dialectique de « reliance »), aujourd’hui dénommée crise du « vivre ensemble » autour de la recherche de la signification citoyenne du « bien commun ». Plus profondément, ce défi premier concerne l’existence de la démocratie elle-même.
Ce qui constitue le troisième axe de la légitimité de l’animatrice ou de l’animateur professionnel (après la technique et la militance), c’est le fait de créer et d’inventer des temps et des lieux de médiation qui permettent sur un territoire de favoriser la rencontre, l’échange, le débat, la négociation, la coopération entre les diverses légitimités constitutives des espaces publics : élus, administrations, institutions, groupes de militants, d’habitants, d’usagers, de jeunes, d’associations, etc. C’est pourquoi j’ai toujours pensé que le dieu des animateurs était le grec Hermès, lui qui était notamment le dieu des carrefours.
Espaces publics, dis-je, impliquant la question suivante : « Quelle est la place des publics dans la vie sociale et démocratique ? ». Cela signifie par exemple que dans un EHPAD, un animateur met certes en place des activités de délassement, de développement, de divertissement (pour reprendre la terminologie de Joffre Dumazedier) pour les résidents, mais surtout qu’il leur facilite une capacité collective à affirmer leur droit à la parole et à un contrôle sur les règles, l’organisation et le fonctionnement de l’institution qui les accueille, car elle leur appartient.
La question « Qui décide et comment ? » est donc l’enjeu premier de la vie démocratique. C’est ce qu’écrivait déjà Serge Depaquit, vice-président de l’ADELS (14) (Association pour le Développement de la Démocratie Locale et Sociale) dans la revue Territoires en 2007 : « Il est grand temps de prendre conscience que l’on ne gouvernera plus comme avant, d’où l’émergence sur le devant de la scène du thème de la participation… Le véritable problème est celui de la place du citoyen dans les processus décisionnels, ce qui implique d’imaginer les contenus et les moyens d’une démocratie délibérative » (15). La participation, c’est le contraire d’un essai de contrôle politique par les élus, d’une écoute partielle et sélective, de l’absence d’un réel débat contradictoire.
Réduire l’animateur/trice à un rôle de simple agent d’exécution de politiques sociales est un choix qui peut coûter cher symboliquement à la société tout entière. Mais que l’on m’entende bien ! À trop s’approcher des décideurs, les animateurs risquent de perdre leur légitimité auprès des groupes de population qu’ils côtoient au quotidien. De même à trop s’approcher des groupes de population les animateurs peuvent perdre leur légitimité auprès des décideurs. Ils sont donc dans un entre-deux paradoxal, ce qui explique le caractère essentiel et modeste en même temps de leur travail dans des zones d’interstices, définis comme des espaces où des micro-plantes insinuent leurs racines dans le creux des rochers : cette caractéristique est aussi celle de l’économie sociale et solidaire, de la vie associative, des coopératives, des SEL, de la solidarité de proximité et de voisinage, tout ce tiers secteur qui se construit entre État et marché.
Ce travail que j’ai déjà appelé d’approfondissement et d’élargissement de la démocratie ne date pas d’aujourd’hui pour les animateurs. J’ai découvert un texte publié il y a bien des années signé J. Rouan, dans la revue Jeunes travailleurs, qui proposait une définition de l’animation : « Animer, c’est développer la participation, c’est remodeler les structures de décision, c’est contribuer à créer de nouvelles formes d’élaboration des décisions, en associant de plus en plus aux techniciens et aux hommes politiques les porte-paroles des usagers et ceux dont les conditions d’existence sont affectées par les décisions. Le besoin d’animation répond au sentiment de vide qui s’est installé d’une part entre l’individu et la famille, voire même dans les petites collectivités sociales et locales, et, d’autre part, les centres de décision ». Ce document, très politique au demeurant et à juste titre, contestant la légitimité des modes de prise de décision concernant les populations en général, a été publié en février 1968 dans la revue Les Cahiers de l’animation : il reste d’une actualité forte près de cinquante ans après, à la veille du cinquantenaire de Mai 1968.
L’animation est donc une perspective qui cherche à ouvrir de nouvelles possibilités dans les champs d’intervention qui sont les siens, avec une visée d’émancipation et de promotion sociale et culturelle individuelle et collective, pour faire émerger les potentialités de tous, en cohérence avec ce que le philosophe Cornelius Castoriadis proposait à la société dans son ensemble : « Le seul problème que l’institution de la société doit résoudre partout et toujours, c’est le problème du sens : créer un monde investi de signification ».
C’est pourquoi, dans ma position de pédagogue, j’ai essayé de tirer en permanence, par la formation, les animateurs vers le haut, c’est-à-dire les élever ou plus exactement les rendre sensibles à la possibilité de conquérir leur autonomie et donc de s’élever.
C’est grâce à leur intelligence collective favorisant la participation des publics (sans illusion naïve, mais avec une espérance raisonnée) qu’ils feront reconnaître leur utilité sociale et leur légitimité en tant que corps professionnel. La professionnalisation est une construction dans laquelle les animateurs doivent avant tout compter sur leurs propres forces et celles de leurs alliés. La vitalité du secteur est une des conditions de cette réussite : l’organisation collective est un signe positif de ce dynamisme et elle doit être favorisée en se guidant à la lumière de cette pensée de Michel de Montaigne : « Nul bon vent à qui n’a point de port destiné ». Je vous remercie.
Montreuil, le jeudi 23 novembre 2017.
(1) Nous nous inspirons en ce domaine des travaux des sociologues Claude Dubar et Pierre Tripier.
(2) Je renvoie ici à mes ouvrages.
(3) Christophe Dejours, « Réévaluer l’évaluation », Le Monde, le 13 mars 2001.
(4) Mais nous savons tous que l’enfer en est pavé !
(5) Premier chiffre d’une filière créée en 1997.
(6) Chiffres d’une rubrique « Jeunesse et animation ».
(7) 77% ETP ; 70% de femmes ; 15,6 % d’animateurs (64% de titulaires), 84,4% d’adjoints d’animation (63,3% de titulaires).
(8) Ces statistiques ne tiennent pas compte de la réforme des rythmes scolaires).
(9) 55% de fonctionnaires, 44% de contractuels.
(10) 52% de fonctionnaires, 48% de contractuels. En 2010, dans l’ensemble de la fonction publique territoriale,78% sont fonctionnaires ; en 2015, 74% sont fonctionnaires.
(11) Pour établir ce tableau, l’INSEE, la DGCL, le CNFPT, l’observatoire de l’emploi ont été largement utilisés.
Les effectifs des collectivités territoriales au 31 décembre 1997, 1998, 1999, 2000, 2001, 2002 et 2003 in n° 774, 924, 986 et 1032 de INSEE PREMIERE portant tous sur « l’emploi dans les collectivités locales » (avec récapitulatifs) ; INSEE-Résultats, série société, n°I, janvier 2002. Tous les documents de l’INSEE cités dans cette partie sont consultables au site de l’INSEE sur internet, à la rubrique Publications.Eléments de synthèse des rapports aux CTP sur l’état au 31 décembre 1997 des collectivités territoriales (publiés en mars 2000). Synthèse nationale des rapports aux CTP sur l’état au 31 décembre 1999 des collectivités territoriales (publiée en janvier 2003). Synthèse nationale des rapports aux CTP sur l’état au 31 décembre 2001 des collectivités territoriales (publiée en novembre 2004). Autres sources, fin 2006 : INSEE, enquête sur les personnels des collectivités territoriales et des établissements publics locaux ; Les tendances de l’emploi territorial en 2009-note conjoncture n°13 publiée en janvier 2009 par l’Observatoire du CNFPT ; en 2011, une note de conjoncture, n°15, est publiée par l’Observatoire de l’emploi, des métiers et des compétences de la fonction publique territoriale : « tendances de l’emploi territorial » ; dans les bilans sociaux tels que la 8ème synthèse nationale des rapports sur l’état au 31 décembre 2011 (exploitation statistique réalisée par le Centre national de la fonction publique territoriale et la Direction générale des collectivités locales, sous l’égide du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, avec la participation des centres de gestion). Puis celui intitulé « Les cadres d’emplois de la fonction publique territoriale en 2011. Repères et références statistiques ». « Suivi des effectifs territoriaux : une stabilisation des effectifs des fonctionnaires et des contractuels en 2013. Observatoire de l’emploi, des métiers et des compétences de la FPT. Mai 2016 » et Bulletin d’information statistique de la DGCL, n° 96, juillet 2013 : « L’emploi territorial en 2011 : stabilisation des effectifs globaux et moindre recours aux contrats aidés »
(12) « Les agents de la filière animation peinent à trouver des débouchés de carrière en catégorie B ou A alors que les qualifications professionnelles existent, et les emplois correspondant se développent pour ces catégories » (extrait de la déclaration du rapporteur, Philippe Laurent, Président du CSFPT lors de Séance Plénière du 6 juillet 2016).
(13) Tous ces concepts méritent plus d’attention : mais ils dépassent le cadre strict de mon intervention présente.
(14) L’ADELS a disparu il y a quelques années.
(15) Je renvoie ici aux recherches sur ce thème de Yves Sintomer, professeur de sciences politiques à Paris 8.