Colloque international à Barcelos, Portugal – Novembre 2015 //
Je tiens tout d’abord à remercier toutes celles et tous ceux qui ont contribué à ce que je sois ici. C’est la 10ème fois que j’interviens au Portugal soit pour des colloques, soit dans des universités. Ma première rencontre avec l’animation portugaise fut lors d’un colloque organisé par l’ANASC en 1996 à l’Université de Vila Real. Et c’est là que j’ai réalisé la découverte et ma riche rencontre avec Marcelino, donc bien avant qu’il passe sa thèse qui est considérée comme fondamentale pour la compréhension de l’animation au Portugal.
Lorsqu’il m’a contacté en me demandant si j’acceptais de prendre en charge la conclusion du colloque de Barcelos, j’ai tout de suite répondu oui et je lui ai proposé de vous donner l’état de mon questionnement et de ma réflexion sur ce qui constitue, à mon sens, l’enjeu principal de l’animation dans le contexte européen et international, à savoir la nature de son lien avec la démocratie.
Mais de quelle démocratie parle-t-on ? Quel sens peut avoir aujourd’hui en Europe la notion de démocratie lorsque l’on sait que toutes les décisions importantes viennent de la troïka, c’est-à-dire de l’alliance de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international ? L’exemple récent de la malheureuse Grèce qui s’est soumise au diktat de la troïka malgré le vote de son peuple lors du référendum de juillet de cette année refusant les exigences de ses créanciers, mais aussi celui de la France qui bien qu’ayant rejeté le traité constitutionnel européen lors d’un referendum en 2005, approuvé par l’Assemblée nationale à une écrasante majorité (droite et la majorité des députés socialistes réunies), démontrent que l’on fait peu de cas de l’avis des peuples ou des nations. Et que dire des contraintes imposées à l’Irlande, puis au Portugal, à l’Espagne, à l’Italie et la France ou même à l’Argentine pour traverser l’Atlantique par cette même troïka ou une de ses composantes ? Et si l’on descend vers plus de proximité géographique, vers les députés et sénateurs, voire les oligarchies locales, l’effet abstentionniste aux élections, la lassitude des électeurs, le désenchantement des citoyens ne marquent-ils pas profondément le désintérêt pour une démocratie qui ne semble plus répondre aux aspirations de larges couches de la population ?
C’est donc de ce contexte politique et de cet enjeu qu’il nous faut parler avant de déterminer qu’elle peut être la figure professionnelle pertinente de l’animateur ?
1). Analyse du contexte de l’action des animateurs .
La question centrale dans le système démocratique est la détermination de « Qui décide ? », question qui renvoie à une triple crise, celle de la représentation celle de l’État et celle de la citoyenneté.
La crise de la représentation est bien sûr celle du système électif, mais pas seulement. C’est aussi l’évaluation de la capacité de l’État à définir un cadre pour le débat démocratique, laissant le soin aux acteurs locaux de débattre du contenu et du sens des actions, de mettre en place des dispositifs réellement négociés, bref de définir un partage des pouvoirs et de reconnaître d’autres légitimités que celles issues du seul mode d’élection par le suffrage universel : légitimités de conseils d’habitants, légitimités professionnelles, légitimités d’usagers-experts, etc. À ne laisser les citoyens participer aux enjeux de pouvoir qu’à travers les consultations électorales, on vide la démocratie de sa réalité sociale vivante : il y a besoin de plus de souplesse et de diversité et non d’une programmation technocratique, voulant maîtriser, contrôler, encadrer le temps et les esprits. La démocratie est devenue une démocratie étriquée, une démocratie minimale, une mini-démocratie provoquant un dépérissement et une relégation du politique au profit des tenants du marché et du libéralisme qui ne conçoit la société que comme un agrégat d’individus plus ou moins consommateurs selon leurs positions socio-économiques. D’où le fait que l’économiste et épistémologue des sciences sociales Yves Barel (décédé en 1990) ait désigné par La société du vide, il y a déjà 30 ans, un système où se manifeste une rupture du dialogue entre la population et les appareils ou institutions qui la représentent, entre le centre ou les centres et la périphérie.
La crise de l’État se manifeste par le fait que s’accentue une inégalité devant les services publics (par exemple selon les territoires où l’on habite) et une faille dans la solidarité dont il assume mal la fonction, dans un univers économique et social qui produit de l’exclusion, de la marginalisation et de la pauvreté pour des couches de plus en plus larges de la société. Cet État diminué accentue la « désintégration » de la société, la rupture des solidarités, l’éclatement des communautés, le décrochement de la part de milliers de jeunes qui sortent de l’école sans diplôme, les écarts croissants des revenus et des patrimoines entre urbains et ruraux, entre jeunes et personnes âgées, entre salariés et non-salariés. Bien sûr la globalisation et la mondialisation capitaliste jouent leur rôle dans cette situation en réduisant les compétences des États, notamment sur le plan économique, et dans le retour des féodalités locales où le citoyen devient observateur des joutes politiciennes.
La crise de la citoyenneté se manifeste enfin dans les replis identitaires, les nationalismes et les idéologies agressives, et les peurs collectives. Ici ou là, chacun se réclame de son groupe, de son ethnie, de sa religion, de son mode de vie, de sa position professionnelle. Dans des cas ultimes, le dépérissement de la démocratie peut aboutir à son rejet et être source de barbarie ou de guerre des tribus. Pour favoriser l’ouverture aux autres, au mélange, au métissage, à l’interaction, pour éviter le repliement, l’intolérance, le rejet, il ne suffit pas de réhumaniser les appareils techno-bureaucratiques, il ne suffit pas d’invoquer la recherche d’un « Vivre ensemble », de se lamenter sur la perte du « lien social », ou de vanter le charme des « biens communs », il faut mettre partout et toujours au centre de toutes les interrogations la question démocratique, éthique et civique, bref la question politique (mise en tension avec la question sociale).
Cette construction du social, qui a une visée émancipatrice pour tous les individus d’abord et un effet de réparation éventuelle en même temps pour les écartés du savoir, du pouvoir et de l’argent, devient illusoire (et non utopique, car l’utopie est une possible réalité de demain) si l’on occulte les problématiques liées aux choix des valeurs, aux décisions idéologiques, aux engagements politiques. Éviter ce piège commence par l’affirmation du préalable à toute action consistant à dire que les animateurs relèvent de l’art du faire avec les personnes et les groupes et non de la seule technicité visant à faire pour : ils n’ont pas à se situer entre les populations et les institutions, mais, avec la compétence qui peut être la leur, assimilable au Kairos, au « savoir conjectural » disait le philosophe Pierre Vidal-Naquet, l’à propos, l’occasion adroitement interceptée, en association avec la Témis, la ruse de l’intelligence ajoutait cet autre philosophe Jean-Pierre Vernant, tous deux hellénistes. C’est ce que j’ai désigné par « l’intelligence stratégique » qui consiste à lire entre les lignes et à se forger une capacité à capturer les bons moments ou les bons lieux en particulier dans les temps de crise et de choix.
Il n’existe donc pas d’obligation à ce que les animateurs soient adaptés, ajustés ou à l’inverse opposants, mais ils ont le droit et le devoir de revendiquer dans l’exercice de leurs métiers une appartenance à une culture historique et fondatrice. Leur choix ne fait aucun doute pour Marcel Bolle de Bal, le sociologue belge qui a fait l’ouverture du colloque de Bordeaux il y a 12 ans : il affirme de nouveau dans le dernier ouvrage de sa trilogie sur La sociologie existentielle que l’exigence « d’encourager les personnes à devenir acteurs sociaux autonomes et stratèges » facilite, en développant l’apprentissage par l’expérience, « leur auto-connaissance afin d’accroître la capacité d’autogestion des systèmes sociaux ». En résumé, pour les animateurs, la vertu sans l’habileté, c’est l’impuissance. Quant à l’habileté sans la vertu, c’est le cynisme.
C’est ce même sociologue qui, toujours à Bordeaux , dans le registre de ce que d’autres désignent plus ou moins approximativement par les notions de société, lien social ou vivre ensemble, avait travaillé les concepts de liance, reliance, déliance (dont la traduction la plus proche en espagnol serait vinculación, desvinculación et le néologisme, revinculación ; en anglais connection (social cohesion), unlinking, disconnection et reconnection ou relinking). La liance correspond au fait de chercher du sens ; la déliance à la rupture des liens sociaux et humains, l’isolement et la solitude, les crises d’identité et le désengagement citoyen ; la reliance à l’acte de créer ou de recréer des liens, d’établir ou de rétablir une liaison entre une personne et un système dont elle fait partie. La reliance économique passe par l’emploi, la reliance sociale par la solidarité, la reliance politique par l’engagement, la reliance écologique par la préservation de l’environnement et le développement durable. Bolle de Bal pense que liberté et égalité sont contradictoires et que seule la fraternité peut heureusement les concilier.
L’animateur socioculturel participe (avec tous les autres citoyens) de ce combat, lui dont la culture est fondée historiquement sur la capacité des individus et des groupes à s’organiser, à soulever des problèmes et à trouver des solutions. Le psychosociologue Eugène Enriquez dit que la création d’un climat de confiance réciproque peut favoriser l’émergence d’« une vision poétique et poïétique du monde » : le monde n’apparaitra plus comme « désenchanté », contrairement à ce que pensait Weber, mais comme toujours plein (…) d’idées nouvelles, de phantasmes puissants, de délires féconds, de « désordre » stimulant et même d’inventivité débridée » . Il s’agit là d’un travail de fourmi, précaire, laborieux qui exige de la part des animateurs de la lucidité sur les buts, les moyens, les relations établies. Ils ne sont ni anges ni prophètes : ils tentent simplement de favoriser des discours, des pratiques, des stratégies où groupes et individus concrétisent leurs virtualités. Ils doivent savoir que les changements sans conflit n’existent que rarement et des perspectives de changement non fondées sur des valeurs partagées entraînent vers le non-sens de l’activisme. Les animateurs participent ainsi aux luttes et aux espoirs qui animent les hommes et les femmes de façon à ce que chacun se perçoive « comme faisant partie d’une histoire collective qui lui donne sens et à laquelle il donne sens », dans une démocratie à inventer et à réinventer dans les rapports sociaux quotidiens.
2). Comment définir la fonction professionnelle des animateurs et des animatrices ?
Une fois cerné l’enjeu principal de nos sociétés à savoir la sauvegarde et même plus l’élargissement et l’approfondissement de la démocratie, il reste à définir, dans l’articulation permanente nécessaire entre une perspective macro-sociale et une visée micro-sociale de l’animation, la caractéristique dominante de l’utilité sociale des animateurs, dans l’exercice de leur fonction professionnelle, celle qui correspond le plus exactement à ce défi pour les animateurs.
Mais avant tout, je voudrais lever quelques ambiguïtés qui pourraient vous venir à l’esprit. Je vous rappelle que j’ai proposé il y a vingt ans maintenant une modélisation de l’animation professionnelle définie dans une triangulation idéal-typique avec trois pôles : la militance, la technique, la médiaction (néologisme que j’ai créé) correspondant à trois périodes historiques de l’animation française, structurant trois modèles professionnels : l’animateur militant, axé uniquement sur la prise de conscience, la conscientisation des populations et la fidélité à sa cause et à son idéologie. Ce modèle est issu des militants de l’éducation populaire qui, dans les années soixante, ont voulu vivre de leur passion. Puis est venue (dans les années soixante-dix, s’articulant avec la première avec plus ou moins de cohérence) la période de l’animateur technicien, axé sur la fonction de production, l’efficacité, l’efficience, voire la neutralité, avec l’apparition des premières formations professionnelles et universitaires, l’apprentissage de méthodologies, la reconnaissance de statuts vers de futures conventions collectives de travail. Et enfin à la fin des années quatre-vingt l’animateur médiateur, axé sur la recherche de procédures, de temps et de lieux permettant la rencontre, l’échange, la communication, la négociation entre les acteurs de son environnement.
Il existe donc en termes de compétences et de stratégies de nombreux constituants d’ordre technique qui composent la fonction professionnelle des animateurs : ce sont bien sûr des compétences de pédagogie, de méthode, ou bien dans le champ des ressources humaines, administratives ou gestionnaires, des compétences dans le domaine des animations scientifiques, artistiques, environnementales, informatiques, etc.
Vous avez sûrement remarqué, et je n’y échappe pas non plus, que nous utilisons souvent des termes d’origine militaire dans nos analyses sur l’animation (même si cet usage n’est pas exclusif à cette profession) : militantisme (miles : le soldat), stratégie (stratos : armée), objectif (objectus : action de mettre devant, d’opposer dans la logistique militaire), mobilisation (acte d’assembler des troupes et du matériel afin de préparer une guerre), etc. Aux origines donc, le terme de « militant » concernait les personnes qui se battaient, les armes à la main, pour défendre (ou imposer) leurs idées et convictions propres ou celles de leur école de pensée. Puis vint le vocabulaire religieux qui utilisa à son tour les termes guerriers : le prêtre « soldat de Dieu », l’assemblée « militante » du Christ, etc.
Tous ces termes ont été progressivement laïcisés et devenus communs et c’est ainsi que le militantisme a désigné celui ou celle qui participe de manière active à un mouvement, une organisation, un syndicat. Avec une volonté de changer la société ou de changer le monde. Le Maitron, dictionnaire du mouvement ouvrier et du mouvement social (Université Paris 1, Panthéon Sorbonne), distingue trois niveaux d’intégration dans l’organisation militante : au premier niveau, « il y a les simples affilié(e)s, sympathisant(e)s, adhérent(e)s, les membres, les cotisants…. Ce sont ceux et celles qui font nombre à l’aune duquel on évalue le poids de l’organisation. Le simple affilié est celui qui est inscrit, paie sa cotisation, reçoit le Bulletin du membre et utilise les services proposés par l’organisation. Au second niveau, le militant ou la militante est la personne qui participe à des degrés divers à la vie démocratique du mouvement : réunions, congrès, journées de formation.
Le troisième niveau comprend ceux et celles qui exercent des mandats. De la section locale au responsable national, la déclinaison de ceux-ci et les niveaux de responsabilité sont multiples. Le mandaté, la mandatée est celle ou celui qui a obtenu un mandat via l’élection, soit par cooptation, et qui a pour tâche de représenter et défendre l’organisation et le mouvement ».
Karl Marx, comme beaucoup d’autres penseurs, a utilisé des termes d’origine militaire dans la construction de sa pensée. Celui de « Lutte des classes » lui a été inspiré par son créateur François Guizot, historien français libéral du XIXème siècle : dans Misère de la philosophie publié en 1847 Marx écrit que les ouvriers manifestent une profonde « résistance » pour le maintien de leur salaire et que « dans cette lutte, véritable guerre civile, se réunissent et se développent tous les éléments nécessaires à une bataille à venir ». Il ajoute que c’est dans cette « lutte où cette masse se réunit, qu’elle se constitue en classe pour elle-même ». Dans le livre 1 du Capital (chapitre XIII), publié en 1867, il explique que « sur le champ de la production, les ordres du capital deviennent… aussi indispensables que le sont ceux du général sur le champ de bataille… Le commandement dans l’industrie devient l’attribut du capital, de même qu’aux temps féodaux la direction de la guerre et l’administration de la justice étaient les attributs de la propriété foncière ».
Arrêtons-là la démonstration pour signifier qu’aujourd’hui il existe une multitude de causes qui appellent au militantisme et celles-ci sont le plus fréquemment traversées par les mêmes idéaux : résistance à la domination, au despotisme, à l’oppression, à l’exploitation, aux injustices, à l’autorité illégitime (du mandarin, grand médecin à l’hôpital, un quasi roitelet ; du pater, du patron, du macho, du « petit chef », du consommateur irresponsable, du militant discipliné, etc. Mais on parlera plus désormais de « militance » que de militantisme, dans une sorte de forme plus soft, moins sectaire, moins globalisante, moins liée à une organisation précise, plus critique, sans œillères idéologiques. C’est le cas de luttes ayant un lien avec la solidarité : luttes antiracistes, causes humanitaires, défense des droits de l’Homme, lutte contre le SIDA, défense de l’environnement, droit des consommateurs, pour un développement durable, contre les violences faite aux femmes, ou aux côtés des sans toit, sans papier, sans domicile fixe, des indignés, des faucheurs anti-OGM, d’ATTAC, etc. Nous classons dans cette catégorie de la militance l’animateur professionnel (mais nous y reviendrons), qui demeure engagé et mû par des convictions, avec une éthique fondée sur des valeurs comme nous l’avons évoqué plus haut.
En résumé, il se trouve situé dans une imbrication complexe et croisée de plusieurs légitimités (reprenant les classifications de cités proposées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot ) : celle de l’animateur inscrit dans la logique de la militance, relevant de la « cité inspirée », c’est-à-dire de valeurs transcendantes ; celle de l’animateur technicien, relevant de la « cité industrielle », c’est-à-dire de qualités d’expertise et d’efficacité ; et celle de l’animateur « médiacteur » relevant de la « cité civique », c’est-à-dire de la lutte contre la crise de la société participant ainsi à une régulation permanente des rapports sociaux démocratiques. Ici aussi il faut faire appel à une dialectique de la complexité qui sorte d’un idéalisme politique et philosophique relevant de l’injonction pour l’animateur à n’être qu’un militant ou un traître à la cause des exclus du savoir et du pouvoir. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut le réduire à ses seules compétences technico-professionnelles.
Un professionnel de l’animation doit aborder son territoire comme un espace où se confrontent des acteurs, dont les logiques d’action se jouent dans un réseau de contraintes et de ressources dans un champ traversé par des enjeux multiples qui vont l’obliger sans cesse à modifier sa position à l’intérieur de cette triangulation que constituent les figures de l’animateur militant, de l’animateur technicien et l’animateur médiateur. En ce sens l’animateur n’est pas un pur technicien apolitique, mais l’acteur d’une praxis sociale et culturelle, un professionnel qui sait saisir les opportunités capables de permettre à tous de devenirs citoyens-décideurs dans la cité, dans les loisirs, dans la maison de retraite, dans la structure pour handicapés, dans l’hôpital, etc.
Dans ce jeu démocratique auxquels les animateurs participent, dans cette visée de changement qui est à la base de la vision démocratique, l’animation (et j’esquisse ici un début de définition) peut affirmer un rôle positif en se considérant comme une pédagogie où peut s’expérimenter la reconnaissance de l’autre, la possibilité pour chacun, s’il le désire, d’exercer un pouvoir, si minime soit-il, et une capacité de transformation de la réalité, tout en participant à l’élaboration de la loi démocratique et des interdits qui en découlent, pour faire face aux turbulences du désordre, de la folie, de la démesure. Mobilisée pour le changement des institutions, l’animation, dans la visée éducative qui est la sienne, cherche à faire que chacun comprenne les situations qu’il vit, puisse réagir contre les contraintes insupportables qu’il subit et agir pour affirmer à la fois sa place dans la société en construction, et aussi le caractère irréductible de sa singularité individuelle. C’est là, comme l’expliquait Victor J. Ventosa Pérez l’an passé au colloque de Leiria, que « L’animation socioculturelle a une claire dimension politique » . C’est en ce sens que projet individuel et projet collectif s’alimentent mutuellement de façon positive dans une interaction enrichissante qui peut parfois relever du chaos et du désordre. De nombreux désordres sont en leur cœur des appels indirects à un ordre plus juste, plus égalitaire, plus rationnel.
En résumé, dans l’animation, le combat pour la démocratie n’est pas contradictoire avec une posture professionnelle : Claude Giraud, sociologue et professeur émérite à l’université de Lille, spécialiste des problématiques tournant autour des questions de l’engagement, explique qu’il est possible de combiner une valorisation subjective des idées de solidarité, de lutte contre les inégalités culturelles ou éducatives, et une certaine conception de la neutralité, car « la neutralité ne signifie pas absence de convictions, ni même que ces convictions soient mises entre parenthèses, le temps de la réalisation de l’activité » professionnelle ; même, ajoute-t-il, « la neutralité n’implique pas une absence de jugement, dès lors que celui-ci peut être établi de façon raisonnée et contradictoire » et surtout sans abus d’une position d’autorité de la part du professionnel concerné, hors donc de toute position partisane. L’insertion dans une équipe de travail vivifiée par le débat et la coopération avec de nombreux acteurs institutionnels ou non garantit une distance bénéfique, tout en facilitant une marge de manœuvre.
L’aspect social de l’homme et de la société ne recouvre pas totalement, pour l’animateur, celui que veulent façonner les politiques ou qu’observent les sociologues. Le social, pour les animateurs, c’est avant tout un lieu d’expérience, de connaissance et de liberté, où chacun se construit une identité sociale ; non plus le social comme objet de recherche, mais comme être ou plutôt comme devenir au monde, comme praxis. Une telle perspective met en avant, bien sûr, une dimension éthique et démocratique dans l’intervention des professionnels, vers plus d’autonomisation des sujets, acteurs de leur évolution et des transformations constantes du système social, en valorisant, si possible, les groupes intermédiaires par lesquels ces acteurs peuvent défendre leurs intérêts, faire valoir leurs droits ou leurs idées, et participer ainsi à l’Histoire dans un monde difficile, où se confronte imaginaire créateur et rationalités, dans une recherche de la vérité sans fin, comme les conflits qui la jalonnent, créateurs de néguentropie et de nouvel ordre.
Mais gardons-nous d’idéaliser le changement ou l’action des animateurs concernés. La pratique n’est pas une application directe de la théorie, mais une traduction, une mutation du système théorique, mise en tension touffue, confuse, comme peuvent l’être parfois les pratiques d’animation : l’école de Palo Alto révèle avec justesse qu’il existe des changements qui ne modifient pas l’équilibre de certains systèmes, et d’autres qui, par l’introduction de grains de sable dans la machine, provoquent des sauts qualitatifs, des réorganisations, de nouvelles représentations, de nouvelles significations.
Cette incertitude et ce doute sur l’avenir qui environne l’action des animateurs relève plus d’une situation d’engagement que d’une vision militante.
3. Conclusion : militantisme ou engagement ?
Pourquoi préférer la notion d’engagement à celle de militantisme (même s’il peut y avoir d’apparentes proximités) ? Parce que le militantisme implique souvent un comportement héroïque de la part de celui qui en est l’adepte, une fidélité permanente à la cause collective, un dévouement sans bornes aux autres et enfin la croyance au vrai : ces militants sont ceux que le sociologue Jacques Ion appelle « les petits clercs » , c’est-à-dire ceux qui renoncent à eux-mêmes dans une vision sacrificielle de leur vie. Par ailleurs son origine latine, miles, vient d’une racine sanscrite, mar, qui signifie tuer, détruire ou blesser.
Pour sa part l’engagement [avec ses diverses significations : militaire (s’enrôler), religieuse (entrer dans les ordres), financière (mettre en gage), morale (donner sa parole)] signifie une obligation, une promesse, l’attachement à quelqu’un ou à une cause. Cette définition implique l’idée d’un contrat ou du don d’une parole (envers soi ou envers les autres) : le plus bel exemple français est l’écrivain Émile Zola qui, en 1898, s’engagea (l’expression prend ici tout son sens) dans le combat pour la réhabilitation du capitaine Dreyfus, par son célèbre « J’accuse… ! » à la une du journal L’Aurore. Il n’était pas le premier intellectuel à prendre ainsi position, mais sa renommée d’alors dépassait celle de tous les autres. Scandalisé par cette affaire, c’est par un fort sentiment d’indignation face aux mensonges et aux lâchetés du pouvoir politique, militaire et religieux, et dans un climat délétère d’antisémitisme dominant, qu’il écrit : « J’étais hanté, je n’en dormais plus, il a fallu que je me soulage. Je trouvais lâche de me taire. Tant pis pour les conséquences, je suis assez fort, je brave tout ». En Espagne, je pense à Miguel de Unamuno et à son discours à l’université de Salamanque en octobre 1936, qui après le cri de « Viva la muerte » lancé par le général Millan Astray répondit par ces mots : « « Tous vous me connaissez, vous savez que je suis incapable de garder le silence… Se taire équivaut parfois à mentir, car le silence peut s’interpréter comme un acquiescement ». Et il ajoute : « Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes oreilles comme « À mort la vie ! » Et moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que je trouve répugnant ce paradoxe ridicule… Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat ».
Dans une approche plus modeste, mais tout aussi honorable et digne, la notion d’engagement pour un professionnel de l’animation, le sentiment de son engagement (qui n’est pas obligatoirement formalisé dans une adhésion à une organisation, mais qui ne l’exclut pas non plus) signifie « expression de soi » (en lien complexe avec l’institution d’appartenance) et « dépense de soi » (dans le temps professionnel), mais de façon distanciée, non prosélyte, dans une éthique de responsabilité qui n’exclue pas une éthique de conviction pour reprendre les notions de Maw Weber, c’est-à-dire dans une démarche où c’est toujours l’autre ou les autres avec lesquels il travaille qui doivent prendre les décisions qui les concernent. À l’image des exigences d’une démocratie entrant en écho avec la définition que j’ai proposée dans la première partie de mon intervention, s’ouvre alors l’immense chantier d’une société où la construction de soi et la participation à l’action collective s’alimentent dialectiquement, ce qui ne se fera pas sans de multiples difficultés bien sûr, même à travers la vie associative ou les structures coopératives ou autogérées. Mais c’est ainsi que nous tenterons d’éviter cette vision sauvage, encore actuelle hélas, énoncée par Macbeth à propos de la vie qui ne serait qu’« une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur. Et qui ne signifie rien ».