7ème colloque du Réseau International de l’Animation (RIA), Bogota, Colombie – Octobre 2015 //

Chères et chers amis, chères et chers collègues,

Si vous entendez ma parole parmi vous ce matin, vous le devez avant tout à ma collègue Lucero Zamudio Cardenas, doyenne de la Facultad de Ciencias Sociales de la Universidad Externado de Colombia en Bogota et sociologue. Au cours d’un échange de courrier en juin de cette année, sachant que j’avais l’intention de participer aux travaux du colloque, elle m’a demandé puisque j’étais le fondateur du Réseau International de l’Animation (RIA) de bien vouloir vous présenter en introduction l’histoire de l’animation, autant que cela soit possible pour un seul homme, et de donner un aperçu sur cette aventure qui existe maintenant depuis 12 ans avec les colloques internationaux.

Elle ne fut pas pour rien dans nos rencontres ici même à Bogota (deux ou trois fois, je ne me souviens plus exactement, notamment en 2002), puis au colloque de Saragosse en 2011. En particulier plusieurs projets de création d’une formation à l’animation socioculturelle ont été élaborés dès la fin des années 1990, conjointement entre l’Universidad Externado et l’Institut universitaire de technologie (département carrières sociales, option animation sociale et socioculturelle) de l’université Montaigne à Bordeaux. Ils n’ont pas abouti, sauf l’édition d’un de mes ouvrages . Mais Lucero n’a jamais lâché l’affaire et c’est ainsi qu’a émergé chez elle l’idée de réaliser un colloque en Colombie pour 2015, candidature acceptée par le colloque de Paris en 2013.

Certes, tant l’histoire de l’animation que celle des colloques du RIA relèvent d’une entreprise collective, mais, en moins d’une heure maintenant, je vais tenter de vous les conter avec toutes les insuffisances liées à ce type d’exercice bien compressé. Certains européens vont entendre une chanson qui leur est déjà familière, mais nombreux peut-être seront les collègues latino-américains, avec d’autres qui vont la découvrir.

1. L’animation socioculturelle : une origine française, puis européenne, une diffusion plus lente ailleurs, voire une inconnue dans d’autres territoires.

La notion d’animation est-elle, comme on a l’habitude de l’affirmer, une spécialité socioculturelle et éducative circonscrite à la France, héritée de l’Éducation Populaire, elle-même fruit de la philosophie du Siècle des Lumières, de la République et de courants politiques et confessionnels divers ? En ce cas, l’existence de la notion au-delà des frontières nationales de l’hexagone français, et, en particulier en Europe, doit-elle être attribuée à l’influence historique exercée par la France sur le plan linguistique ou idéologique ? Est-elle légitimement partagée avec des acceptions différentes dans d’autres contextes historiques politiques et culturels ? Que signifie son absence ou bien coexiste-t-il, sous des appellations multiformes, des pratiques proches que l’on retrouverait dans des champs d’intervention identiques ?

Ou bien s’agit-il de mondes hétérogènes, car ancrés dans des histoires et des courants idéologiques aux contours contrastés ? Par exemple, qu’y aurait-il de commun entre des orientations et des pratiques issues de la théologie de la libération, de la pédagogie des opprimés, de l’approche ethno communautaire, d’un travail social s’appuyant sur une perspective anticapitaliste et celles ayant produit le champ de l’animation professionnelle dont beaucoup de chercheurs et de praticiens soupçonnent, notamment en Europe, dans la réalité présente, la perte des valeurs d’égalité et de justice qui l’auraient portée à ses débuts ?

Pour proposer un début de réponse d’ordre historique à cette problématique générale, il suffit de rappeler, sans pour cela vouloir favoriser un impérialisme culturel, que la Révolution française, puis l’Empire ont porté les idéaux de la Révolution sur les bannières des régiments traversant l’Europe, semant en même temps, avec la guerre, le pillage et la désolation, ainsi que, paradoxalement, le code civil et La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Les idées nouvelles méconnaissent les frontières : les livres des intellectuels des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot, d’Alembert, d’Holbach, Helvétius) les avaient déjà traversées clandestinement avant la Révolution de 1789. Bien plus, et ici l’Histoire tourne au tragique, c’est avec la même philosophie que plus tard la France a légitimé la conquête d’un empire colonial.

Les idéaux de la République se propagent jusque par delà les océans dans l’Amérique latine recherchant son émancipation, tant chez Francisco de Miranda (maréchal de camp vénézuelien aux côtés du général Dumouriez à la bataille de Valmy, première victoire de la jeune Révolution en 1792, et futur général de division dans l’armée française : son nom est sur l’Arc de Triomphe à Paris) ; chez Antonio Nariño qui réalise une traduction de La Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, ici à Bogota, en 1793 ; chez Simon Bolivar auquel les idées de Jean-Jacques Rousseau ne sont pas inconnues et qui vient à Paris en 1800 et en 1804 : les idées de changement et de révolution ont notablement imprégné ses idéaux politiques jusqu’à l’évidence de la lutte pour l’indépendance ; chez Antonio José de Sucre qui combattit aux cotés de Miranda et de Bolivar ;  et enfin chez Pancho Villa et Emiliano Zapata qui font référence à « la grande Révolution française » lors de la convention d’Aguascalientes en 1914. Mais tous ont su mélanger ces influences (sans oublier celle de la franc-maçonnerie pour plusieurs d’entre eux) avec leurs traditions populaires locales spécifiques.

Un artefact de ce métissage est visible lorsque plusieurs pays arborent le bonnet phrygien (adopté par la République française comme symbole de la liberté en 1792) sur leur drapeau national à leur création, après avoir vaincu définitivement les colons espagnols ou français : c’est le cas (ou ce fut le cas) de l’Argentine, de la Colombie, du Paraguay, de Cuba, de la République Dominicaine, de Haïti, du Salvador, du Guatemala et du Honduras.

L’idéologie de l’Éducation populaire s’est répandue en Europe au XIXème siècle, en France, en Espagne et au Portugal, et plus tard de ces pays vers ceux d’Amérique latine, sans oublier ces émigrés européens si nombreux qui fuyant la pauvreté ou la dictature vers ces pays de l’outre-Atlantique au XIXème et XXème siècles ont été les vecteurs des valeurs de cette éducation populaire.

11). Comment définir l’éducation populaire ? De quoi parle-t-on quand on parle d’Éducation Populaire ?

L’éducation populaire peut être définie comme une démarche volontaire, un acte, une action, qui permet à des individus d’accéder à des connaissances, à une culture, à une fonction dans la société. Chacun doit disposer des outils et des ressources pour comprendre cette société. Chacun doit devenir citoyen et prendre sa place dans l’espace républicain. C’est le principe énoncé dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Article 6 : « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

Cela donne le sens du mot éducation (l’école étant plutôt la réponse à la question de l’instruction, même si l’idée éducative demeure parfois une question sensible dans l’institution scolaire), mais le terme  populaire demeure ambigu : d’une part parce que les couches les plus populaires de la société n’ont pas toujours été les éléments d’avant-garde et dynamisants des mouvements d’éducation populaire (tout au moins en France : je ne peux évoquer ici les multiples contextes religieux, politiques, sociaux et culturels qui modifient les paramètres de l’éducation populaire selon les pays). Les liens de ces derniers avec la classe ouvrière étaient des plus ténus et ce sont souvent des bourgeois éclairés, des leaders représentant l’aristocratie ouvrière, des enseignants et plus largement des intellectuels qui ont été les organisateurs du mouvement.

La reconnaissance de la vie associative par de nombreux États (Espagne dans la Constitution de 1869, Suisse en 1874, France dans la loi votée en 1901, Belgique en 1921, Italie dans la Constitution de 1947, Portugal dans la Constitution de 1982, article 38 de la Constitución política de 1991 en Colombie, Russie en 1995, etc.) permet un apprentissage de l’aide réciproque, la reconnaissance mutuelle entre personnes, la recherche de la solidarité. Elle fonde une morale qui refuse l’individualisme égoïste. C’est cela la « res publica », la chose publique qui relève d’une éducation, d’une prise de conscience (qui vient du latin cum-scire, c’est-à-dire savoir en commun, savoir partagé) permettant le développement du jugement personnel. A l’inverse, l’homme inconscient est celui qui est incapable d’avoir un jugement autonome.

12. L’Éducation populaire à l’épreuve de la gestion : l’exemple français qui n’est pas forcément un modèle !

Après la deuxième guerre mondiale, l’intervention de l’État se renforce dans tous les secteurs qui appellent une nécessaire reconstruction de la France. Les différents segments administratifs de cet Etat sont l’objet de demandes pressantes de la part des organisations de jeunesse et d’éducation populaire. La machine va s’amorcer et peu à peu l’offre publique se substitue à l’offre privée et ce système fonctionne à plein rendement pour faire face à la montée des jeunes et à la forte urbanisation de la période 1962-1974.

Ce qui fait « système » dans cet ensemble, c’est l’engagement des réseaux civils dans sa constitution et la forte présence de l’État et des collectivités territoriales. La nouveauté vient d’abord de la planification des équipements dans toutes les zones urbaines en construction. Dès 1958, avec l’arrivée du général de Gaulle, ce sont des milliers d’équipements qui sont construits en même temps que les tours ou les barres où l’on va loger les personnes venues de bidonvilles détruits peu à peu, les immigrés venus comme ouvriers dans la France industrielle au fort taux de croissance et ensuite les «  pieds-noirs », français rapatriés d’Algérie à la fin de la guerre avec cette colonie ou après l’indépendance algérienne : équipements scolaires, sportifs, éducatifs, culturels, sociaux.

Les fédérations d’éducation populaire, les mouvements vont peu à peu accepter les propositions de l’État leur offrant la pleine gestion de ces équipements. Cette tendance favorise une logique professionnelle à l’intérieur des  nouveaux bâtiments sociaux et culturels par rapport à l’ancienne logique militante qui avait pour cadre essentiel l’espace public, c’est-à-dire la rue. On a souvent caractérisé cette période comme étant celle du  « temps de la cogestion » entre les fédérations de jeunesse et d’éducation populaire et l’État.

C’est alors que va apparaître peu à peu le nouveau corps de professionnels appelé « animateurs socioculturels ». Ils ont pris le relais des militants et des bénévoles : mieux encore ce sont dans les années soixante ces mêmes militants et volontaires qui pour beaucoup ont souhaité ce changement de statut social, cette reconnaissance institutionnelle : ils vont pouvoir vivre désormais professionnellement de leur passion provoquant ainsi une rupture avec l’éducation populaire circonscrite à ses seuls militants. À partir de 1964, des formations vont apparaître, des diplômes, une convention collective de travail, une filière administrative parmi le corps des fonctionnaires des collectivités territoriales, une autre filière dans le secteur hospitalier public, etc.

Ces équipements socioculturels et des dispositifs sociaux (Maisons des jeunes et de la culture, centres sociaux, auberges de jeunesse, foyers divers, etc.), proposent des activités socio-éducatives, sportives, culturelles, sociales, environnementales, citoyennes, d’insertion sociale et économique, équipements dans lesquels sont implantés les gros bataillons d’animateurs professionnels (entre 150.000 et 200.000 en France).

Il faut aussi tenir compte de la multiplication des centres de loisirs dans l’espace des villes (dits accueils de loisirs sans hébergement, ALSH, dites activités extrascolaires, concernant environ 5 millions d’enfants) et les activités de loisirs durant le temps d’école dites activités périscolaires, à destination de tous les écoliers. L’encadrement de ce type d’activités est assuré par 250.000 animateurs, anciennement appelés moniteurs, qui ont suivi une formation de courte durée qui n’est  pas à visée professionnelle. Elle correspond à une démarche d’engagement et, souvent, à une première forme d’exercice de responsabilité pour les jeunes. Elle est aussi, et peut-être de façon plus affirmée aujourd’hui, un apport financier non négligeable, tant pour les jeunes animateurs que pour les structures de formation qui les encadrent. Ces animateurs saisonniers ou temporaires sont regroupés sous la catégorie des volontaires, les distinguant des animateurs professionnels (ce qui n’empêche pas des confusions plus ou moins volontaires de la part d’employeurs).

Au final, en l’espace de cinquante ans, l’animation urbaine s’est affirmée et peut-être  présentée comme un système avec ses institutions, ses équipements et ses acteurs. Ce système situé à côté de celui de l’Éducation nationale intéresse en priorité les enfants, les adolescents et les jeunes mais aussi les autres classes d’âges. Résultant de la sédimentation d’actions diverses, il associe des œuvres privées, des associations, des équipements et plus récemment utilise les dispositifs initiés par l’État et les collectivités locales. Système complexe et enraciné dans l’histoire sociale du pays, il apparaît plus souple que celui de l’Éducation nationale et peut être considéré comme un ensemble intermédiaire d’actions et de développement culturel agissant sur le triple registre de la régulation sociale, de la promotion et de la valorisation individuelle et collective .

En France de nombreuses questions ont surgi à propos des professionnels de l’animation dès leur apparition et elles reviennent à la conscience et en débat par bouffées intermittentes : sont-ils les héritiers ou non de l’Éducation populaire ? Devenant professionnels perdent-ils ou non leur âme, leur engagement, les valeurs de justice sociale, de démocratie culturelle, de partage et de solidarité dont l’animation à sa fondation était porteuse ? Ou à l’inverse approfondissent-ils, en ayant acquis expérience, qualification (d’un niveau baccalauréat jusqu’au master universitaire), compétence et reconnaissance sociale, facilitant ainsi leurs capacités stratégiques, toujours au service des écartés du savoir, du pouvoir et de la culture dans une autre façon de vivre leur engagement personnel et social ?

Ce type de réflexion n’est pas spécifique à la France bien sûr : je l’ai même entendue de la part de participants latino-américains dans des colloques tenus sur votre continent.

13. Le choix de la notion  d’« analogie » pour signifier des pratiques proches.

Pour traiter de l’animation dans différents pays, c’est la notion d’ « analogie » qui j’ai retenue comme point de rassemblement possible des réalités diverses et complexes de par les continents : en effet, elle évoque plus que d’autres l’idée de « proportionnalité », de « mise en relation et en rapport » (une relation sémantique, des rapports entre deux ou plusieurs couples d’éléments), même si les confusions et les sens trompeurs ne sont pas définitivement écartés.

La difficulté est donc grande si l’on établit des comparaisons sur le plan international : certes les pratiques semblent identiques, mais qu’en est-il vraiment lorsque les signifiants sont à ce point différents ?  Et comment ne pas prendre en compte les influences spirituelle, culturelle et politique que représentent la théologie de la libération du CELAM (Conseil Épiscopal Latino-Américain) entérinant en 1968 « un certain droit d’insurrection des peuples opprimés », sans oublier dans un autre registre l’influence de Paolo Freire ni le réveil des peuples amérindiens (par exemple le peuple Quechua en Équateur ou au Pérou, le forum social de Saint-Denis en France en 2003 avec la présence des amérindiens de Guyane française, la réunion des peuples d’Amérique à Quito en 2004, du peuple amazonien à Manaus en 2005 avant le forum social de Porto Alegre la même année, puis celui de Belém en 2009 ou le rassemblement des peuples autochtones à Ottawa au Canada en 2014, etc.) ?

Tous ces greffons (et d’autres encore) vont colorer l’animation d’une façon originale, voire utiliser d’autres termes pour désigner des activités qui ont la « couleur » de l’animation. Quelques exemples vont être présentés ici à partir d’écrits recueillis à l’étranger, reprenant ou complétant des travaux déjà réalisés par ailleurs .

D’abord signalons l’existence de la Red Iberoamericana de Animación sociocultural (RIA) qui est en quelque sorte un cousin du Réseau International de l’Animation, dont les colloques fonctionnent en alternance avec les nôtres depuis 2006 : le dernier a eu lieu, et j’y ai participé, à l’Université de Leiria au Portugal en octobre 2014 : il fonctionne avec certains réseaux locaux par pays (plusieurs réseaux en Amérique latine) ou par région. Il crée des formations en ligne et propose des publications,

En Espagne, Xavier Ucar, universitaire de Barcelone, indique : « L’animation socioculturelle apparaît en Espagne dans la décade des années soixante. Elle vient de l’Europe, fondamentalement de France, tout en reprenant une certaine tradition antérieure basée essentiellement sur l’éducation des adultes et la culture populaire… » . Victor J.Ventosa, son collègue à Salamanque, insiste quant à lui sur le caractère ambivalent de l’animation socioculturelle en utilisant différentes catégories interprétatives : « étymologique (anima-animus), méthodologique (théorie-pratique), axiologique (finalité-instrumentalisation), ontologique (subjectivité-objectivité), historico-sociale (crise du sens-atonie sociale), sans oublier celle de la motivation (autoréalisation personnelle-participation sociale) » .

Pour l’Italie, la revue Animazione Sociale a publié en 2001 un numéro spécial sur l’animation socioculturelle (« L’animazione socioculturale ») et l’année suivante le professeur Mario Pollo (LUMSA Università à Rome) produit Animazione Culturale. Teoria e metodo .  On y découvre plusieurs modèles d’animation : l’animation théâtrale ou, de façon plus générale, celle visant à libérer l’expression ; l’animation socioculturelle dont il affirme que le meilleur représentant est la revue Animazione Sociale citée plus haut, visant la prise de conscience par des pratiques sociales libératrices individuelles, groupales ou collectives, sociopolitiques et sociocommunautaires dans des processus participatifs ou autogérés ; l’animation culturelle visant une finalité éducative ; l’animation touristique ; l’animation formative par l’utilisation des techniques de dynamique de groupe et de communication sociale ; l’animation de type ludique et récréative, le tout à l’intersection de trois aires : celle de l’identité personnelle, celle de la participation sociale et celle de la transcendance.

En Europe nous pourrions citer encore la Suisse très active dans ce champ (avec notamment la « plateforme romande de l’animation socioculturelle »), la Belgique, la Finlande, etc. En Amérique latine, en Colombie, il existe à Medellin l’Escuela de animación Juvenil, dont une membre active fut Monica Sepúlveda López de la Universidad de Antioquia. Au Brésil, Victor Andrade de Melo et Edmond de Drummond Alves junior, tous deux universitaires à Rio, ont écrit un ouvrage intitulé « Introduction au loisir » . Le chapitre 4 de cet ouvrage s’appelle : « l’animation culturelle : concepts »  où ils expliquent « plus adéquat pour définir le professionnel du loisir » d’utiliser le terme d’« animateur culturel », qui « définit avec plus de rigueur épistémologique la nature de ses connaissances et de son intervention » au détriment de « recreador, gentil organizador, agente cultural e…professor », ajoutant que certains l’appelleraient « animador sociocultural » (au sens identique pour eux à celui d’animateur culturel) , mais qui leur semble mieux dialectiser la nécessité de croiser des valeurs et de la subjectivité, de la culture et de la nature, du sens et des sensations.

En Argentine, Pablo Waichman,  qui fut professeur à l’Institut National du Temps Libre et de la « Recreación »  à Buenos Aires et à l’Université de Morón, a écrit un ouvrage intitulé « Tiempo libre y recreación. Un desafío pedagógico » , nourri de Marx, Weber, Marcuse, Paolo Freire, mais aussi d’Alain Touraine, de Joffre Dumazedier, etc. Une partie s’intitule « L’animation socioculturelle » (p. 168-172) dans laquelle il est écrit : « Le récréationisme […] se préoccupe fondamentalement des activités, l’animation socioculturelle recherche l’analyse des changements sociaux et culturels et la façon dont l’individu et le groupe vont s’y engager. Elle vise à un changement d’attitudes des personnes de façon à ce qu’elles participent aux changements de la société en le faisant de manière consciente ».

Toujours en Argentine, Ezequiel Ander-Egg (consultant international) définit la notion de recreación dans un de ses ouvrages : « Action de se distraire, de se réjouir ou de prendre du plaisir. Activité ou champ spécifique qui constitue une modalité du travail social et de l’animation socioculturelle, dans le but de proposer des activités de distraction, épanouissantes et éducatives ». Puis concernant l’animation il écrit qu’elle est « un ensemble de techniques sociales qui, basées sur une pédagogie participative, a pour finalité de promouvoir des pratiques et des activités volontaires. Avec la participation active des personnes, elles se développent au sein  d’un groupe ou d’une communauté donnée et se manifestent dans les différents champs des activités socioculturelles lesquelles constituent le développement de la qualité de la vie » (p. 100).

Cette présentation partielle (il faudrait parler aussi du Venezuela, du Pérou, du Liban, du Maghreb, de certains autres pays d’Afrique, voire du Japon) permet de se conforter dans l’idée que la notion d’animation appelle, tant en France que dans les autres pays du monde où elle est présente, la prise en compte de cette diversité, avec à la fois l’intérêt qu’elle suscite et les difficultés d’analyse heuristique qu’elle présente. Dans la constellation « animation », les termes de promotion culturelle, travail social ou service social collectif, développement ou action communautaire, démocratie participative, éducation populaire ou non formelle, éducation, communication ou pédagogie sociale, andragogie, éducation par le temps libre, le loisir, le tourisme, le sport ou la récréation, gestion culturelle ou gestion de l’action culturelle, peuvent-ils être considérés comme appartenant à un champ sémantique homogène incluant la notion d’animation ?

Dans ce champ sémantique se profilent, autour ou à côté de cette notion, des filiations, des cousinages, des hybridations, des métissages, des glissements, des mutations. Il nous faut prendre conscience de la relativité des définitions proposées et du chevauchement que parfois elles suggèrent. Ces difficultés tiennent à l’Histoire de chaque pays et à l’histoire de chaque auteur (ses orientations idéologiques, scientifiques, théoriques, disciplinaires, etc.). Comme l’explique Xavier Ucar : « Je suis conscient que l’on ne résoudra pas le problème en inventant d’autres noms qui ou bien désigneront d’autres réalités différentes ou même plus spécifiques, ou bien contribueront à rendre encore plus indéfinissable ou à accroître encore plus la confusion, aujourd’hui déjà suffisamment  problématique »5.

Pour ma part, au moment où je quittais l’université, j’ai proposé pour l’animation la définition suivante : « L’animation vise à réaliser une action réfléchie, c’est-à-dire une praxis pédagogique qui, à partir d’activités sociales, éducatives ou culturelles liées à un espace institutionnel ou à un territoire géographique, recherche, certes de façon modeste, mais bien réelle, l’approfondissement et l’élargissement d’une démocratie émancipatrice en utilisant les réseaux pertinents et l’intelligence stratégique de l’animateur professionnel : celui-ci cherche à faciliter et permettre de développer la participation individuelle et collective (en priorité pour ceux qui ont été écartés du pouvoir et du savoir) pour la construction permanente d’une société plus solidaire entre tous et plus épanouissante pour chacun » .

Ce détour conceptuel étant achevé, le propos s’approche de sa conclusion par la présentation rapide du Réseau International de l’Animation.

2. Le Réseau International de l’Animation.

Le colloque fondateur du RIA eut lieu à Bordeaux en novembre 2003 : il est le résultat de l’histoire institutionnelle du pôle bordelais travaillant sur l’animation (formations et recherches) depuis 1967, le premier apparu en France sur le plan universitaire. À cette légitimité ancienne, il faut ajouter les réseaux constitués avec mes amis espagnols et lusitaniens, puis en Amérique Latine, sans oublier en 2002 six mois de congé thématique de recherche accordé par le conseil scientifique de l’université pour sensibiliser à la préparation du colloque de Bordeaux dans un voyage qui m’a conduit  en Amérique du Sud (11pays), aux Caraïbes, en Amérique du nord (Québec et Mexique) et en Amérique centrale, puis dans un autre périple qui m’a conduit vers six pays européens.

Le colloque de Bordeaux a réalisé un état des lieux sur la situation de l’animation et de ses analogies, en France et à l’étranger, en proposant cinq axes de recherche concernant les fondations, le contexte politique et le rôle des acteurs, les approches scientifiques, les modèles de formation, les espaces de pratiques. Les participants, en plus du comité scientifique, ont débattu de la question de la prolongation de l’initiative prise à Bordeaux  concernant le devenir du réseau ainsi créé. Il a été décidé de réaliser cet objectif dans une perspective d’organisation plus informelle que formelle, plus souple que rigide, en construction plutôt que déjà construite, plus en réseau qu’en faisceau. Le pôle bordelais (dont je fus l’initiateur et porté aujourd’hui par mon collègue Pascal Tozzi) a paru légitime pour devenir tête de réseau, non pas dans une vision de contrôle, mais de simple coordination, avec une autonomie de chacun des antennes ou des sites déjà constitués sur le plan national ou international.

À la fin du colloque de Bordeaux, la ville de São Paulo a été choisie pour tenir le 2ème colloque du 12 au 15 septembre 2005 sur le thème : « La citoyenneté et la démocratie : enjeux pour l’animation socioculturelle et sociale dans la mobilisation, la participation et l’intervention », afin de permettre un échange d’expériences et de réflexions prolongeant ainsi une analyse conjointe d’un large panorama d’actions et de pratiques tournées vers la promotion de la conquête de la citoyenneté, de la justice sociale, de l’insertion socio-économique et du développement soutenable dans un monde globalisé.

Le 3ème colloque a été organisé par la Haute École Sociale de Lucerne (rattachée à l’Université de sciences sociales appliquées, section Travail social et Animation socioculturelle) du 26 au 28 septembre 2007 sur l’objet suivant : « Animation socioculturelle : enjeux locaux et globaux » organisé autour de trois thèmes : les approches socioculturelles comme alternatives au sein du développement global ; une comparaison internationale des expériences en cours et la question de l’articulation du global et du local à propos de l’action dans le champ socioculturel.

Le 4ème colloque international sur l’animation a eu lieu les 28, 29 et 30 octobre 2009, pris en charge à Montréal (Québec) par l’Unité des programmes en animation et recherche culturelles ARC), Université du Québec à Montréal (UQAM). La problématique nouvelle concernait ici la question de la créativité en animation s’insèrant au cœur des enjeux organisationnels, communautaires et citoyens. Ces trois séries d’enjeux ont fait chacune l’objet d’une journée thématique du colloque.

Le 5ème colloque de Saragosse (25, 26, 27 octobre 2011 a été organisé par l’IEPSA (l’Institut d’Études Politiques et Sociales d’Aragon est une organisation qui réunit des professionnels du domaine socio-éducatif, ainsi que des chercheurs et des professeurs d’université) et la Faculté d’Éducation de l’Université de Saragosse autour du thème général : « Modèles de politiques socio-éducatives et socioculturelles dans des contextes de changement ».

Les axes thématiques proposés, suite à la trajectoire prise lors des colloques précédents, ont été : les contributions qu’apportent l’animation et la culture à un monde en transformation ; le sens de la formation continue pour l’amélioration des personnes et des sociétés dans lesquelles elles vivent ; les décisions politiques prises dans le domaine socio-éducatif et socioculturel et leurs effets dans les changements sociaux ; le rôle de la créativité et de l’innovation dans le développement de politiques dans le secteur de la promotion sociale et culturelle ; les contributions de l’animation socioculturelle à l’approfondissement des pratiques démocratiques.

Le  6ème Colloque a été organisé par le réseau des départements carrières sociales des universités françaises, à l’université Paris-Descartes, les 29, 30 et 31 octobre 2013 sur le thème : « Animation socioculturelle et intervention sociale : pour quels projets de société ? ». Il s’est proposé d’explorer les relations qui se tissent entre l’animation et l’intervention sociale et les sociétés et/ou projets de société dans lesquels elles s’inscrivent. Il s’est déroulé dans une continuité épistémologique qui considère l’animation socioculturelle et l’intervention sociale comme des faits sociaux, des processus en construction permanente sous l’égide d’un quadruple paradigme : phénoménologique, lié à l’expérience ; axiologique, fondé sur des valeurs ; téléologique, cristallisé à partir d’intentions ; et opératoire, fondé sur l’action.

Sachez qu’il y eut 220 participants à Bordeaux, 195 à Sao Paulo, 260 à Lucerne, 205 à Montréal, 170 à Zaragoza et 225 à Paris. Quant aux communications il y en avait 60 à Bordeaux, 50 à Sao Paulo, 90 à Lucerne, 70 à Montréal, 65 à Saragosse et 83 à Paris. Conférences plénières et communications ont pour la plupart été publiées (en CDrom, en ouvrage papier ou dans la revue électronique du RIA, Revue Internationale de l’Animation, mise en ligne  par notre collègue québécois Jean-Marie Lafortune et notre collègue suisse André Antoniadis). Signalons enfin que vous trouverez aussi cette histoire plus détaillée dans L’école bordelaise de l’animation, ouvrage que j’ai écrit en 2014 .

Conclusion

Le temps est venu pour moi de nous laisser continuer notre route tout au long de ce 7ème colloque du RIA à Bogota. Comme le disait le poète espagnol Antonio Machado : que dis-je espagnol ! Il est aussi un peu des nôtres, à nous français, puisque fuyant le fascisme en 1939 il fut enterré à Collioure, en Catalogne française.

Son compère poète Louis Aragon écrivait d’ailleurs :
Machado dort à Collioure
Trois pas suffirent hors d’Espagne
Que le ciel pour lui se fît lourd
Il s’assit dans cette campagne
Et ferma les yeux pour toujours.
Qu’Antonio nous accompagne dans notre recherche de sens avec ses vers :
« Caminante, no hay camino, se hace camino al andar”.
Viendra en fin de colloque la décision et l’annonce de la prochaine étape qui nous rassemblera, je l’espère, en 2017.

Je vous remercie et bon colloque à tous.

Bogota, 28 octobre 2015

Jean-Claude Gillet,
Professeur honoraire des universités, président honoraire du RIA.