Conférence donnée le 09 mars 2012 au CNFPT de Fort de France (Martinique) – Par Jean-Claude Gillet, professeur honoraire des universités.

Le titre de cette conférence proposé à votre réflexion est apparemment simple. On peut alors décrire les champs d’intervention des animateurs/trices : la prévention, l’insertion, le développement local et intercommunal, touristique et patrimonial, les loisirs, les activités sportives et de plein air, la culture, l’alphabétisation, le soutien et l’accompagnement scolaire, l’aide aux devoirs, le secteur humanitaire, sanitaire, social et médico-social (avec les EHPAD, les hôpitaux généraux ou psychiatriques, les établissements pour handicapés), l’écologie, l’environnement et sa découverte, l’accueil des réfugiés, des apatrides et des SDF, les régies de quartier, la politique de la ville, les bibliothèques, les ludothèques, le péri et l’extrascolaire, et ce essentiellement dans les fédérations d’éducation populaire, les associations et les collectivités territoriales, c’est-à-dire partout sauf dans l’armée et l’Éducation nationale.

On peut alors les dénombrer. Mais leur chiffrage est en débat selon que l’on intègre dans la quantification des professionnels (environ 200.000), les bénévoles, les volontaires, les saisonniers, les vacataires, les contractuels (environ 200.000). Pour cette comptabilisation on a recours aux travaux de l’INSEE, de la DGCL, de la DARES, de la convention collective de l’animation, de celle de la SNAECSO, avec les marges d’incertitude et les différences qu’elles impliquent en lien avec des critères de chiffrage qui ne sont pas toujours ni évidents, ni communs.

On peut aussi repérer des statuts, des catégories, des grades, des groupes d’animateurs, avec des références administratives diverses liées à une insertion professionnelle diversifiée : la filière animation en collectivités territoriales, la convention collective de l’animation, la fonction d’animation à l’hôpital, les autres conventions collectives accueillant aussi des animateurs, etc. On va y retrouver le contrat aidé et le CDI, le CDD et le volontariat, le contractuel et le titulaire, l’animateur en secteur libéral et lucratif, ainsi que les références aux qualifications diplômantes, aux validations d’acquis, aux référentiels métiers avec des référentiels de formation.

En particulier, de ces référentiels découlent, à mes yeux, un constat et deux questions :

  • Une banalisation de leurs contenus, un peu tous issus du même moule, à l’image des feuilles de CV devenues d’un conformisme affligeant, tellement les modèles proposés ici ou là se ressemblent étrangement.
  • Une première question : le passage du programme d’un diplôme qualifiant d’hier à un référentiel de compétences aujourd’hui a-t-il véritablement modifié la façon dont les responsables pédagogiques ont organisé les formations ? Pas vraiment, d’autant plus que l’alternance existait déjà depuis bien longtemps dans les diplômes professionnels de l’animation, universitaires ou non.
  • Une seconde question : comment interpréter, derrière le discours visible sur la performance désignée par le terme « compétence », le passage à un système d’évaluation individualisée des salariés ? Ce changement ne signifie-t-il pas la force de l’idéologie dominante dans notre société qui cherche à minorer les accords collectifs de travail par lesquels, à chaque degré de qualification, correspondait une catégorie professionnelle précise, un groupe de salariés dans un statut stable, avec un système de promotion reconnu ? Cette modalité nouvelle ne s’inscrit-t-elle pas dans une perspective accrue de concurrence entre des salariés atomisés, signifiant aussi la fragilisation du contrat de travail dans une société plus concurrentielle que solidaire ?

Je disais au début de mon intervention que la question du métier était « apparemment simple ». En réalité, il n’en est rien : c’est une question complexe pour des raisons théoriques et pratiques.

Dans tous les dictionnaires, le mot « métier » renvoie à celui de « profession » et le terme « profession » renvoie à celui de « métier » (mais les deux sont associés aussi à ceux de « charge, fonction, service, emploi, poste, charge »). Les origines de « métier » sont liées au mot latin « ministerium », désignant une fonction de servitude au service de Dieu ou du culte. Puis métier désignera une machine, tel le métier à tisser. Il sera assimilé enfin à un certain nombre d’opérations mécaniques en opposition par exemple à l’art qui relève de la création alors que le métier désigne une répétition double : celles des gestes et celle d’un apprentissage par l’imitation du maître. Utiliser l’expression « Les métiers de l’animation » revient ainsi à donner une image segmentée du marché du travail de ce secteur telle que nous l’avons expliquée dès le départ par les multiples champs d’intervention des animateurs.

Le terme de « profession » n’est pas plus que le précédent circonscrit par une définition universellement reconnue : il désigne d’abord celui qui se déclare, qui fait (« fesse » en latin) une déclaration. On pense bien évidemment à la profession de foi avec un engagement à partir de principes religieux, puis philosophiques, sociaux, politiques enfin. Le mot signifie donc celui qui tient un discours et très vite un ensemble d’acteurs qui tiennent un discours commun, ce qui fait donc leur unité, notamment dans une profession.

Et d’où viennent les animateurs ? Historiquement ils sont les héritiers de l’éducation populaire, issus de ces militants qui dans les années soixante ont souhaité vivre de leur passion et devenir des salariés (ce qui constitue une rupture statutaire par rapport à la forme de leur engagement premier). Mais ce passage signifie-t-il la perte de la culture et des principes de l’éducation populaire ? Toutes mes enquêtes personnelles et mes rencontres avec près d’une dizaine de milliers de professionnels démontrent que non : leurs références restent l’accès à la culture et aux loisirs pour tous, la recherche de la démocratisation et de la démocratie culturelle, la lutte contre les inégalités culturelles et éducatives, contre les injustices sociales, la recherche du renforcement et de l’approfondissement de la démocratie.

Réduire l’animation à une simple activité, c’est oublier que l’un des trois axes qui la compose (le premier étant la technicité liée à un métier) est d’abord la militance qui est un axe constitutif du socle, de la fondation, de l’histoire de cette culture professionnelle. Voilà la profession de foi des animatrices et des animateurs professionnels, voilà leur discours, voilà leur « culture partagée », thématique développée par le sociologue Renaud Sainsaulieu.

La première conséquence de cette perspective est donc qu’ils ne sont pas uniquement des techniciens relevant du seul pragmatisme les renvoyant à la sphère du « pratico-pratique ». Ce sont des intellectuels, c’est-à-dire des professionnels capables d’une intelligence stratégique (interligere veut dire « lire entre les lignes » en latin), et ce dans des situations hautement difficiles où les enjeux s’entrecroisent partout avec plus ou moins d’intensité :

  • Enjeux éducatifs dans une visée autre que celle de l’inculcation (littéralement faire entrer de force avec les pieds). L’éducation est une perspective qui refuse une telle violence et cherche à favoriser chez l’apprenant la capacité à faire des choix de vie de façon autonome.
  • Enjeux sociaux dans un système qui comprend 8 millions de pauvres et 15 millions de précaires économiques, culturels, affectifs.
  • Enjeux politiques de Tunis à Moscou, du Caire à Damas, de Fort-de-France à Pékin, de Paris à Madrid, de New-York à Tripoli, autour de la question centrale « Qu’est-ce que la démocratie ? ».
  • Enjeux culturels en particulier autour du thème du métissage tel que l’anthropologue mexicain Nestor Canclini le propose.

Certes, comme l’expliquait Antonio Gramsci, « tous les hommes sont des intellectuels, mais tous ne remplissent pas dans la société la fonction d’intellectuel ». Un texte de Christophe Dejours, un spécialiste de la souffrance au travail, donne une explicitation de cette façon de voir plutôt convaincante : « Travailler, c’est d’abord compenser tout ce qui n’est pas prévu, ce qui suppose de réajuster et de réinventer constamment les modes opératoires… Travailler, […], implique de mobiliser son intelligence dans la mesure où les ajustements à faire ne sont pas prescrits. Face à l’inédit, à l’inattendu, on doit inventer. Pour ce faire, il faut d’abord échouer, recommencer, échouer à nouveau pour s’imprégner, pour acquérir l’intimité avec ce qui résiste. Puis il faut expérimenter, tenter différents aménagements, mémoriser les impasses, repérer les passages possibles… Et pour venir à bout des difficultés […], il faut parfois enrager, s’obstiner, en avoir des insomnies, en rêver la nuit… »

Et il poursuit en indiquant que « l’intelligence au travail est tout à la fois engagement du corps, sensibilité, souffrance, mobilisation de la volonté, opiniâtreté, implication affective, imagination, activité de penser, […], car c’est à partir de la souffrance même que l’intelligence se redéploie vers le travail, dans l’espoir de se dépasser elle-même en découvrant la solution ». Il termine en révélant que l’expérience est toujours difficile à saisir par des mots et à transmettre : bien souvent pourtant « il s’avère que ceux qui travaillent sont plus intelligents qu’ils ne le savent eux-mêmes, que leur intelligence est en avance sur la conscience qu’ils en ont » .

L’animation professionnelle est aussi constituée d’un ensemble de métiers où l’intelligence est mobilisée. Même la situation paraissant aux yeux extérieurs la plus facile, dans un accueil collectif de mineurs par exemple, l’animatrice ou l’animateur le moins qualifié, le moins diplômé, aux compétences aléatoires, est de toute façon confronté à des enjeux croisés liés à la psychologie de l’enfance ou de l’adolescence, à la présence des parents, à la loi et à la dynamique des groupes, à la connaissance des institutions, des partenaires et de leurs intérêts (l’école, les associations environnantes, les mairies, etc.).

Ce n’est pas une mince affaire. En ce cas placer dans ce type d’actions, avec parfois les meilleures intentions du monde (ici une pression pour embaucher un jeune non qualifié au chômage, là trouver une activité à une personne que l’on sait sans qualification, parfois sans motivation et souvent proche d’une fin de carrière), des agents très démunis, sans expérience réfléchie, sans formation autre que le BAFA ou le BAFD, sans choix volontaire, c’est plus que les mettre en difficulté, c’est un NON-SENS, qui peut devenir une boucherie, à l’image de ces jeunes enseignants frais émoulus de leur formation et envoyés dans les zones sensibles. Ils n’en peuvent mais, sans oublier les dégâts provoqués parmi les publics qu’ils côtoient et l’image négative de l’institution qu’ils induisent pour les communes.

On comprend alors le flou qui peut caractériser cette profession quand on mélange tout n’importe comment et pourquoi la professionnalisation du secteur est chaotique . Les 50.000 BAFA attribués par an en moyenne depuis plus de dix ans sont un parasite du champ professionnel de l’animation : l’Espagne ne s’y est pas trompé qui a maintenu « el monitor de tiempo libre » (moniteur du temps libre), différent du diplômé en animation socioculturelle. Le ministère de la jeunesse et des sports (aujourd’hui fantomatique) est largement responsable de cette confusion, mais l’université n’est pas à l’abri de celle-ci quand des collègues d’autres départements que ceux de carrières sociales traitent de « clowns » ces étudiants qui s’entraînent volontairement sur la pelouse du campus à jongler ou à cracher le feu. Mais ni le secteur privé associatif, ni le secteur public ne sont à l’abri de ce type de remarques désobligeantes dès lors qu’ils emploient un volontaire inexpérimenté à la place d’un professionnel qualifié, sans compter les emplois aidés, les contractuels, les saisonniers et autres petits temps partiels.

On peut s’interroger : est-ce parce que l’on fait 60 ou 80 jours d’activités d’animation par an que l’on peut s’intituler au pôle emploi comme chômeur dans le champ de l’animation ? Est-ce qu’un étudiant qui pratique le soutien scolaire pour se faire un peu d’argent est pour autant devenu un animateur, voire un éducateur, ou un enseignant ? Confond-on le statut du pompier volontaire payé à la vacation avec celle du pompier professionnel salarié ? Bien sûr que non.

Ce brouillard est augmenté par le fait que beaucoup trop de monde s’auto-institue animateur. Un jour j’ai entendu Antoine Sellières ancien responsable du CNPF (aujourd’hui le MEDEF) déclarer qu’il était l’animateur des patrons. Quel est le maire qui ne s’est pas vu décerner un titre d’animateur de sa commune dans les colonnes de son journal municipal ? Le manager d’entreprise est d’évidence l’animateur de son groupe de subordonnés. A Fort-de-France même, à droite du transept de la cathédrale, j’ai vu une grande représentation de Monseigneur Bouyer, ancien vicaire général, prélat de sa sainteté. Ce vitrail est dédié au prélat avec l’inscription suivante : « Animateur de la construction de la cathédrale de Fort-de-France » ! Ce méli-mélo résulte d’une confusion entre fonction d’animation qui est liée à la vie de tous les groupes et fonction d’animation professionnelle avec les rôles que cela implique.

Il faut ajouter, pour s’en tenir plus précisément aux collectivités territoriales, que les chiffres de la filière animation interrogent tant il y a, ici aussi, décalage entre l’exercice de la fonction d’animation professionnelle et le niveau de statut des salariés qui la composent. Les derniers chiffres détaillés proposés sont ceux de fin 2006.

 

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La croissance du secteur est de 71,1 % en 5 ans, mais avec plus de 86% de catégorie C ! Comment valoriser une profession avec une telle massification concentrée sur un tel grade, à l’image des filières du secteur technique, de l’incendie et de la police qui ont des chiffres similaires. De plus, la filière animation n’a aucun cadre de catégorie A. À l’inverse si on regarde la filière culturelle et sportive, les chiffres sont parlants :

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Tous ces résultats montrent la représentation que trop de responsables des collectivités territoriales véhiculent globalement à propos de l’utilité sociale de l’animation : à croire que l’assimilation des animateurs à des pompiers sociaux a de beaux jours devant elle avec une position et un salaire identiquement minorés à l’image des secteurs incendie/secours et police municipale, c’est-à-dire en fin de classement symbolique, hiérarchique et salarial des différentes professions dans ces collectivités.

De plus il n’y a que 34,2 % de titulaires et le rapport INSEE de 2009 le confirme : « Peu de titulaires, pas de catégorie A, 2/3 de non titulaires souvent à temps partiel, quasi-totalité en catégorie C », en signalant qu’il s’agit de la filière la plus dynamique, avec plus de 70% d’augmentation depuis 2001 (encore plus de 9% en deux ans entre 2006 et 2008). La plus dynamique dans la précarité et la fragilisation, cela est sûr !

Historiquement, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le cœur de la profession fut le niveau 3 (bac +2) avec le DUT, le Capase, puis le DEFA (jamais homologué). La pression des employeurs, avec le soutien de jeunesse et sports et aussi de fédérations d’éducation populaire, a déplacé le cursus d’un diplôme de généraliste à un diplôme de technicien de niveau bac avec le BEATEP et le BPJEPS : la profession a été tirée vers le bas, avec moins de qualification, plus de contrôle sur des salariés ayant désormais moins de capacité d’influence et une rémunération plus faible. La situation est désormais pire dans les collectivités territoriales avec un cœur de métiers au niveau 5.
Une professionnalisation qui avance, c’est construire les conditions dans lesquelles se crée, se structure et se développe une activité professionnelle, permettant qu’elle passe d’un clair-obscur à une mise au grand jour : mais pour cela les employeurs doivent revenir à une attitude plus raisonnée et plus raisonnable. Les animateurs professionnels dont partie de ce que le sociologue Robert Castel appelle les professions de la « constellation centrale », c’est-à-dire des espaces de transition ni assimilables à la qualification professionnelle d’un ouvrier, ni réductibles à la seule compétence de l’expert. Cette constellation signifie la nécessité d’un réel savoir pour l’animateur avec des compétences stratégiques qui aident les élus, directeurs, chefs de service, présidents d’association à prendre des décisions : c’est un jeu social participant à la régulation démocratique où sont partie prenante les notions de pouvoir, d’influence et d’autorité exercés par de multiples acteurs dans l’élaboration des décisions favorisant la mise en œuvre de projets réellement partagés .

Oui, l’animateur professionnel est un habitué du collectif, du partenariat, de l’adaptation innovante, de la capacité d’invention, de la négociation dans son espace géographique et institutionnel. Oui, il possède une vraie technicité politique dans son espace, mais pour cela sa qualification professionnelle doit correspondre au minimum à un niveau 4, voire 3.

En guise de conclusion, reprenant ainsi une phrase d’Edgar Morin, j’ai envie de vous dire : « À force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel ». Le premier enjeu auquel notre société est confrontée s’appelait hier la crise du « lien social » (avec son état de « déliance » et le besoin dialectique de « reliance »), aujourd’hui dénommée crise de la démocratie, du « vivre ensemble » autour de la recherche de la signification citoyenne du « bien commun ».

Ce qui constitue le troisième axe de la légitimité de l’animatrice ou de l’animateur professionnel (après la technique et la militance), c’est le fait de créer et d’inventer des temps et des lieux de médiation qui permettent sur un territoire de favoriser la rencontre, l’échange, le débat, la négociation, le coopération entre les diverses légitimités constitutives des espaces publics : élus, administrations, institutions, groupes de militants, d’habitants, d’usagers, de jeunes, d’associations, etc. C’est pourquoi j’ai toujours pensé que le dieu des animateurs était le grec Hermès, lui qui était notamment le dieu des carrefours.

Espaces publics, dis-je, impliquant la question suivante : « Quelle est la place des publics dans la vie sociale et démocratique ? ». Cela signifie par exemple que dans un EHPAD, un animateur met certes en place des activités de délassement, de développement, de divertissement (pour reprendre la terminologie de Joffre Dumazedier) pour les résidents, mais surtout qu’il leur facilite une capacité collective à affirmer leur droit à la parole et à un contrôle sur les règles, l’organisation et le fonctionnement de l’institution qui les accueille, car elle leur appartient.

La question « Qui décide et comment ? » est donc l’enjeu premier de la vie démocratique. C’est ce qu’écrivait déjà Serge Depaquit, vice-président de l’ADELS (Association pour le Développement de la Démocratie Locale et Sociale) dans la revue Territoires en 2007 : « Il est grand temps de prendre conscience que l’on ne gouvernera plus comme avant, d’où l’émergence sur le devant de la scène du thème de la participation… Le véritable problème est celui de la place du citoyen dans les processus décisionnels, ce qui implique d’imaginer les contenus et les moyens d’une démocratie délibérative » . La participation, c’est le contraire d’un essai de contrôle politique par les élus, d’une écoute partielle et sélective, de l’absence d’un réel débat contradictoire.

Réduire l’animateur/trice à un rôle de simple agent d’exécution de politiques sociales est un choix qui peut coûter cher symboliquement à la société tout entière. Mais que l’on m’entende bien ! À trop s’approcher des décideurs, les animateurs risquent de perdre leur légitimité auprès des groupes de population qu’ils côtoient au quotidien. De même à trop s’approcher des groupes de population les animateurs peuvent perdre leur légitimité auprès des décideurs. Ils sont donc dans un entre-deux paradoxal, ce qui explique le caractère essentiel et modeste en même temps de leur travail dans des zones d’interstices, définis comme des espaces où des micro-plantes insinuent leurs racines dans le creux des rochers : cette caractéristique est aussi celle de l’économie sociale et solidaire, de la vie associative, des coopératives, des SEL, de la solidarité de proximité et de voisinage, tout ce tiers secteur qui se construit entre État et marché.

Ce travail que j’ai déjà appelé d’approfondissement et d’élargissement de la démocratie ne date pas d’aujourd’hui pour les animateurs. J’ai découvert il y a quelques années un texte signé J. Rouan, dans la revue Jeunes travailleurs, qui propose une définition de l’animation : « Animer, c’est développer la participation, c’est remodeler les structures de décision, c’est contribuer à créer de nouvelles formes d’élaboration des décisions, en associant de plus en plus aux techniciens et aux hommes politiques les porte-paroles des usagers et ceux dont les conditions d’existence sont affectées par les décisions. Le besoin d’animation répond au sentiment de vide qui s’est installé d’une part entre l’individu et la famille, voire même dans les petites collectivités sociales et locales, et, d’autre part, les centres de décision ». Ce document, très politique au demeurant, contestant la légitimité des modes de prise de décision concernant les populations en général, a été publié en février 1968 dans la revue Les Cahiers de l’animation : il reste d’une actualité forte plus de quarante ans après.

L’animation est donc une perspective qui cherche à ouvrir de nouvelles possibilités dans les champs d’intervention qui sont les siens, avec une visée d’émancipation et de promotion sociale et culturelle individuelle et collective, pour faire émerger les potentialités de tous, en cohérence avec ce que le philosophe Cornelius Castoriadis proposait à la société dans son ensemble : « Le seul problème que l’institution de la société doit résoudre partout et toujours, c’est le problème du sens : créer un monde investi de signification ».

C’est pourquoi, dans ma position de pédagogue, j’essaie de tirer en permanence, par la formation, les animateurs vers le haut, c’est-à-dire les élever ou plus exactement les rendre sensibles à la possibilité de conquérir leur autonomie et donc de s’élever.

C’est grâce à leur intelligence collective favorisant la participation des publics (sans illusion naïve, mais avec une espérance raisonnée) qu’ils feront reconnaître leur utilité sociale et leur légitimité en tant que corps professionnel. La professionnalisation est une construction dans laquelle les animateurs doivent avant tout compter sur leurs propres forces et celles de leurs alliés. La vitalité du RAFPT en Martinique est une des conditions de cette réussite : elle en est aussi aujourd’hui la preuve concrète. La métropole peut en importer le modèle. La Martinique doit aussi élaborer la deuxième étape de son renforcement par de nouvelles initiatives à prendre, en se guidant à la lumière de cette pensée de Michel de Montaigne : « Nul bon vent à qui n’a point de port destiné ».

Je vous remercie.

Fort-de-France, le vendredi 9 mars 2012.